Causerie. Lyon, 28 mai 1895.
C'est une épidémie. Chaque jour amène son suicide par amour. Et ces naïfs Werther s'immolent tous, non pas pour de vertueuses Charlottes, mais pour de jeunes personnes défraîchies, dont la profession consiste à jeter des tas de bonnets par-dessus tous les moulins rouges. Il y a quinze jours c'était pour la belle Otero et, la semaine passée, une autre de ses émules a eu aussi un adorateur qui s'est tué à ses pieds. C'est de la « belle réclame », où lencre est remplacée par le sang...
Etrange manie que celle-là! Se tuer est évidemment la dernière des sottises, attendu qu'il est assez difficile d'en commettre d'autres après. Mais se livrer à cette suprême extrémité pour un chagrin d'amour causé par celles qui vendent l'amour, il faut bien reconnaître que c'est là le genre de mort qu'eût choisi Jocrisse.
Henri Monnier a eu un jour une phrase admirable pour caractériser ces suicides candides. Je ne comprends pas, disait-il, qu'on se tue pour si peu de chose... Dans mon quartier il y a de très belles femmes pour cinq francs!
Le mot a des allures de paradoxe. Il est cependant d'une très fine et très pratique philosophie.
Les étoiles de théâtre, surtout, ont le privilège de susciter les amours tragiques, le plus souvent sans le vouloir, par le seul prestige de la femme que le public acclame sur la scène. La liste complète de ces romans homicides serait longue à établir, et dépasserait assurément les bornes de ma causerie, voire même de tout le journal. Rien qu'en ce si??cle, on pourrait compter plus de cent de ces déplorables faits-divers. Et de notre temps, plusieurs comédiennes en vogue ont droit à se disputer ce record macabre, encore qu'involontaire.
N'est-ce pas pour Mme Jane Hading que se tua l'an passé un professeur de français en Amérique, pour avoir été éconduit par la séduisante princesse d'Aurec au cours d'une de ses tournées ? Et n'est-ce point pour Sarah Bernhardt que devint fou un brave employé de la recette municipale de Paris, nommé Bénâtre, lequel d'ailleurs en mourut à l'asile d'aliénés de la Ville-Evrard ?
L'histoire de cet infortuné rond-de-cuir est assez curieuse. C'était un commis modèle, exact, renfermé paisiblement dans ses cartons verts, n'ayant pas d'autre passion qu'un innocent bézigue après son dîner. Un soir la mauvaise chance voulut qu'il allât voir Hernani au Théâtre-Français. La grâce et le talent de Dona Sol l'affolèrent. Il sortit du théâtre plus amoureux d'elle que Ruy-Blas. Et le lendemain, en arrivant à son bureau, au lieu d'aligner d'une plume tranquille ses additions ordinaires, il écrivit à Sarah, sur papier administratif, une longue déclaration terminée par l'offre de sa main « et le partage légitime de sa modeste mais honorable situation ».
Sarah Bernhardt sans doute ne remarqua même pas cette épître, au milieu de toutes celles du même type que lui apporte apparemment son courrier. Mais le lendemain elle en reçut une seconde, puis une troisième, toujours quatre pages pleines, format ministre. Tant et si bien qu'agacée de cette correspondance, elle finit par adresser une des lettres au trésorier municipal de Paris en le priant de faire cesser cette obsession.
Au reçu de la lettre, le grand chef se rendit incontinent dans le bureau de Bénâtre et le trouva en train de calligraphier sa soixante-neuvième déclaration, commençant par ces mots empruntés au meilleur répertoire de M. Prudhomme : « Mademoiselle et grande artiste... » On lui infligea une verte semonce, en lui déclarant qu'il se couvrait de ridicule tout en gaspillant le temps qu'il devait à l'administration.
Le pauvre Ruy-Blas en manches de lustrine fut atterré. Il devint morose, taciturne, et peu de temps après complètement fou. On dut l'interner à l'asile où il resta quinze ans, attendant toujours que Sarah vînt le chercher pour convoler en justes noces. Il est mort en 1894, vivant toujours dans son rêve,
Ce pauvre ver de terre amoureux d'une étoile !
Après tout, puisqu'il faut mourir, autant mourir comme ça que de la goutte ou dans un accident de chemin de fer. La mort est toujours désagréable et bête quand elle n'est pas héroïque, genre de décès assez rare et plutôt difficile à trouver en notre temps. C'est pourquoi Calino ne fut peut-être pas si sot le jour où il perpétra son immortel distique :
S'il était un pavs où lon reçut toujours,J'irais avec plaisir y terminer mes jours.





