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    Causerie Lyon, 14 mai 1S95.

    Nous autres, bonnes gens de province, nous ne connaissons pas tous les plaisirs parisiens. Les plus distingués nous échappent. Comme disait Armande, nos joies sont « d'un étage bas » à côté des jouissances supérieures que s'offrent les « intellectuels » de la capitale. Et il faut lire les « mondanités » des journaux du boulevard pour se rendre compte des five o'clocks divertissants où se complaisent les Précieuses ridicules d'aujourd'hui...

    La mode, en effet, est aux conférences de salon. Les hôtels de Rambouillet de l'heure présente convient tous les Trissotins contemporains à des parlottes chic, où l’on traite de omni re scibili et quibusdam aliis, de tout et le reste, devant un auditoire d'élégants bas-bleus qui comprennent... quelquefois. Mais toutes ces dames ne s'en pâment pas moins

    A tous les bons endroits qui font pousser des ah !

    Il faut cependant avoir l'amour du snobisme chevillé dans l'âme pour supporter, en souriant derrière l'éventail, ces terribles raseurs. On va en juger par le programme du plus renommé des salons du monde où l’on s'ennuie. C'est une grande dame anglaise, titrée d'un nom à l'allure bourguignonne, la duchesse, de Pomar, qui détient le record de ces suaves matinées. L'an passé, les plus délicates surprises ont été ménagées aux invités « de ses beaux salons de l’a venue de Wagram » — style des échos mondains. Ces privilégiés ont eu lé bonheur infini d'entendre, le 7 mars, une conférence sur l’« Avenir de la science », le 14, une causerie sur « le Culte du moi », le 28, une dissertation sur « la Solidarité », quelques jours après, une fantaisie sur « le Mysticisme religieux ». Cette dernière conférence était terminée par un grand bal costumé. Délicieux mélange d'utile et d'agréable, de profane et de divin ! Cette année, les mêmes ivresses ont continué. Le conférencier attitré est un M. Rognon. Qui connaît Rognon ? qui a entendu parler de Rognon — sauf au vin blanc ? Mystère et five o'clock! Toujours est-il que M. Rognon est le ténor préféré. Et puis Rognon et Pomar

    Ces deux vocables joints font admirablement !

    Donc M. Rognon, au dire du Gil Blas, a repris cette semaine la série de ses causeries « dans les beaux salons de l'avenue de Wagram », et il a parlé « de nos illusions sociales, de nos illusions en amour et de nos illusions scientifiques et religieuses ». Que d'illusions dans un seul Rognon ! Pourvu que l'auditoire ait eu celle de s'amuser !

    J'en doute pour ma part. Sarcey affirmait l'autre jour, dans un article plein de sa belle humeur et de son bon sens si joliment français, que ces petites fêtes sont plutôt fâcheuses, que les assistants s'y embêtent ferme tout en ayant la mine de les goûter et que le conférencier s'y met le plus souvent dans une posture ridicule, incompatible avec la dignité d'un véritable homme de lettres.

    Il a cent fois raison. La conférence de salon voilà la scène à ne pas faire ! Cela sent ses Précieuses ridicules d'une lieue. Vadius et Bélise ressuscitent. Et quand sous les lambris dorés de Madame de Pomar on disserte sur le culte du moi, vous pensez tout naturellement au salon de la duchesse de Réville de la pièce de Pailleron, dans lequel Bellac et Miss Watson jabotent en parfaits pédants sur l'amour objectif ou subjectif et sur son terminus.

    D'où il résulte que la Comédie humaine est éternelle et qu'il est des types mis en scène dans les comédies d'Aristophane et de Molière qui sont de tous les temps. Le cuistre de lettres et le bas-bleu doivent être rangés dans cette catégorie. Et il n'est pas besoin d'aller à la Comédie- Française pour voir « le Monde où l'on s'ennuie ». On le voit jouer tous les jours au naturel dans les salons du monde où Ton voudrait s'amuser.

    Consolons-nous donc, pauvres exilés que nous sommes, infortunés barbares départementaux, de ne pas goûter les satisfactions d'une si pure essence que procurent les conférences salonnières. Elles sont apparemment sans secondes. Mais, s'enfermer par ce mai radieux avec des femmes savantes, pour entendre un littérateur qui fait blanchir son linge à Londres parler du non-moi, voilà qui excéderait les forces de notre moi provincial.

    Et dussé-je encourir le mépris de tous les gens du bel air, je déclare tout net que mieux vaut jouer aux boules ou même pêcher à la ligne...

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