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    Causerie Lyon, 30 avril 1895.

    On trouve souvent d'étranges choses dans les affiches de théâtre. Par exemple l'annonce demeurée légendaire de cet imprésario de petite province qui jadis annonçait en ces termes aux populations justement stupéfaites la représentation de la Dame-Blanche : Vu l'importance de cette pièce, elle sera jouée sans musique.

    Mais ce puffisme un peu primitif n'est que l'enfance de l'art à côté des procédés américains. On lisait en effet, tout récemment, dans un journal du Texas, l'alléchante annonce qui suit :

    Ce soir, au deuxième acte de Fra-Diavolo, ou intercalera le fameux sextuor du grand opéra Lucia di Lammermoor, qui mérite d'être entendu et qui vaut à lui seul le prix d'entrée.

    Il y aura, a ce deuxième acte, le solo de L’opéra Maritana, chanté par le ténor M. Harry Davis. 0n intercalera en outre dans la représentation de ce soir, quelques spécialités qui ne nuiront en rien à l'intrigue ou à l’action de l'opéra, telles que les nouveaux pas de Mlle de Estra, la charmante petite danseuse, et une belle danse grotesque par Mlles Clake et Hayes.

    En raison des frais énormes de cette représentation extraordinaire, le prix des fauteuils d'orchestre sera augmenté et porté à 60 cents.

    Il est certain qu'à 60 cents, un pareil spectacle est pour rien. Car on doit goûter les joies d'un dilettantisme non médiocre à savourer Fra-Diavolo faisant salade japonaise avec Lucie, le tout panaché en outre de « pas nouveaux » et de danses grotesques. Qui sait ? peut-être y a-t-il là le moyen que cherchent infructueusement certains directeurs obstinés pour rajeunir l'ancien répertoire. Ainsi, on pourrait donner la Juive, agrémentée d'une pantomime des Hanlon-Lee, les Huguenots, corsés de luttes athlétiques comme celles des Folies-Bergère, et la Favorite accrue de quelques chansons de gigolettes chantées par Yvette Guilbert. Avis aux impresarii dans l'embarras.

    En Amérique, au surplus — puisque nous y sommes pour l'instant — les directeurs ne font pas tant de façons. Ils insèrent sans vergogne dans les pièces, même les plus classiques, les réclames les moins dissimulées. La Revue-Bleue raconte dans son dernier numéro qu'une des plus appréciées tragédiennes du cru s'est permis à New-York une facétie réclamière positivement énorme. On jouait Macbeth, et la criminelle héroïne, secouée par le remords, terrifiait le parterre yankee par sa farouche énergie à se frotter les mains pour en faire disparaître la fameuse et imaginaire tache de sang...

    Ah ! tous les parfums de l'Arabie n'effaceraient pas cette tache ! criait-elle avec un émoi impressionnant.

    Toute la salle haletait, soulevée d'angoisse. Mais lady Macbeth, prenant un temps, ajouta au milieu du silence : Il faudra que j'essaye de l'enlever avec le Savon des Princes de l'Afrique centrale !

    Vous voyez d'ici le tapage, car la chose était vraiment par trop roide, même pour des Américains. On siffla furieusement. Mais le tour était joué et la tragédienne et son directeur ont dû encaisser un joli sac de dollars, pour avoir ainsi transformé Shakespeare en courtier de publicité.

    Notre confrère M. Henry Gauthier- Villars, « l'écrivain gai » bien connu, qui raconte cette plaisante histoire, la fait suivre de conseils salutaires pour nous détourner en France de pareilles traditions. On en viendrait de la sorte, nous dit-il pour faire apprécier ces moeurs d'outre-mer, à transformer ainsi le solennel et abondant récit de Théramène...

    L'essieu crie et se rompt ; l'intrépide Hippolyte Voit voler en éclats son char tout fracasse, Dans les rênes lui-même il tombe embarrassé. Il nous eût épargné cette douleur atroce, Et le deuil d'Aricie, en prenant son carrosse Chez Binder, de Trézène industriel vanté, Unissant l'élégance à la solidité.

    Il est certain que Racine eût subi sûrement ce maquillage à la Barnum, s'il fût né à Chicago. Mais en fait de réclame américaine, je préfère la fameuse affiche confectionnée par un célèbre dentiste de Boston, laquelle représentait cet habile homme extirpant la molaire d'un indigène préalablement insensibilisé. Ce n'était pas seulement sans douleur que ce dernier subissait cette opération d'ordinaire plutôt pénible, mais encore avec volupté. Car le patient, positivement extasié, tournait un oeil langoureux vers le chirurgien, en murmurant : Docteur, arrachez-les moi toutes !

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