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    Causerie. Lyon, 9 avril 1895.

    Le Midi bouge. On dit même qu'il va se lever. Le motif de cet émoi en Nîmes et en Avignon ? Vous le savez déjà : il s'agit des courses de taureaux, gloires de ses arènes romaines que le Midi ne veut pas laisser découronner et qu'il entend défendre, en dépit des arrêts de la Cour de cassation...

    On se souvient, en effet, que cette haute juridiction a décidé que le taureau espagnol étant un animal domestique, la loi Grammont devait être appliquée aux « banderilleros », aux « chulos », et aux « matadors ». Je suis plein de respect pour les magistrats qui manient le dernier ressort de notre jurisprudence. Mais il faut confesser que leur théorie est pour le moins contestable. Le taureau de combat « animal domestique ! » Que messieurs les conseillers essaient d’en tâter ! Si la cour suprême, même en corps et surtout en robe rouge, s'avisait jamais de descendre dans les arènes de Nîmes en face d'un seul taureau de noble « ganaderia » — c'est-à-dire de grande race — il est hors de doute que tous les membres de la cour seraient, au bout de quelques minutes, dans un lamentable état de cassation...

    Telle est d'ailleurs la conviction des Nîmois. Aussi viennent-ils de faire la nique à la jurisprudence contraire, en donnant une grande course où six taureaux ont été « matés ». Le piquant, c'est que Coquelin, lui aussi, a failli être maté à la même occasion. Il devait donner à cette date, sur le théâtre de Nîmes, une représentation de Cabotins. Or, quelques jours avant, tous les Nîmois se réunirent aux Arènes et firent le serment solennel d'exterminer l'inimitable Pégomas. La raison de cette grande colère était une interview, d'ailleurs déjà vieille, dans laquelle on faisait tenir à Coquelin des propos plutôt sévères à l'endroit de l'art tauromachique. Heureusement que le grand comique fut prévenu à temps. Il put démentir l'interview — autant de mots, autant d'erreurs, n'est-ce pas Pégomas? — et s'affirmer par voie d'affiches afficionado fervent. Sans quoi nous aurions eu à déplorer une effroyable tragédie. Plus féroce encore que le comité du Théâtre-Français, qui se contente de réclamer à son ancien sociétaire cinq cents francs par jour au nom du traité de Moscou, Nîmes eût immolé Coquelin au nom de la tauromachie offensée...

    Cet incident est significatif. Il prouve que le Midi est résolu à tout, même aux crimes les plus inexpiables, pour obtenir que le Nord cesse de le chicaner sur son plaisir favori. On a ri beaucoup autrefois de Grassot embêté par Ravel. Gardons-nous de rire aujourd'hui de Nîmes embêtée par Paris. Car l'affaire pourrait finir par mal tourner.

    Au fond, on ne voit pas bien à quoi rime cet acharnement enragé contre le sport populaire de Provence et de Gascogne. Rien de plus respectable sans doute que la loi Grammont, qui épargne aux bêtes d'inutiles souffrances. Mais alors il faut décréter l'égalité des animaux devant la loi. Le taureau a beau être digne d'intérêt, il ne l'est pas davantage que les chevaux auxquels on fait casser les reins sur les banquettes irlandaises des steeples, que les coqs que l'on excite à s'entre-déchirer en de sanglants combats singuliers, ou que les tendres et adorables pigeons que des messieurs très distingués fusillent abominablement aux applaudissements du monde chic. Sans compter que toutes ces bêtes-là sont tout de même un peu plus « domestiques » que le taureau sauvage, quoiqu'en puisse dire la Cour de cassation. D'ailleurs ledit taureau étant destiné à tomber sous le couteau du boucher ou sous la masse de plomb de l'abattoir, il ne perd pas grand'chose à finir dans l'arène héroïque, parmi les ovations des foules. On peut même penser qu'il y gagne une fin plus belle — on eût dit au moyen âgé une mort qui ennoblit — en mourant en plein soleil et en plein combat par l'épée du matador qui, lui aussi, risque sa vie. Enfin, on pourrait alléguer encore qu'il existe un autre animal, le plus domestique de tous, — surtout quand il est valet de chambre, — l'animal appelé homme, pour lequel on montre beaucoup moins de sollicitude qu'à l'endroit du taureau, lorsque cet homme exerce les professions d'équilibriste, de dompteur ou de jockey pour le seul amusement de ses semblables.

    Le Midi a donc raison d'affirmer qu'on lui cherche une mauvaise querelle. Du jour où tous les plaisirs de l'humanité seront devenus d'innocentes berquinades, on sera fondé à proscrire les courses de taureaux. Jusque-là laissons les gens du pays du soleil se complaire à des jeux où l'adresse, la bravoure et le mépris de la mort sont en somme les éléments qui les font populaires.

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