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Causerie Lyon, 27 Mars 1895.

Il y a des sujets éternels qui sont remis périodiquement sur le tapis dans les journaux. De temps à autre on retrouve ces vieilles connaissances, qui se donnent un air de jeunesse au moyen d'habiles retapages. C'est tantôt la question des chapeaux de haute forme que l’on charge de toutes les migraines d'Israël et qui sert de thème aux critiques traditionnelles contre l'absurdité des modes. Ou bien l'abus du tabac, admirable matière que cultivent amoureusement tous les hygiénistes de la presse. Ou encore la réforme de l'orthographe qui fait couler des flots d'encre, par pitié des pauvres petits écoliers, en proie aux horreurs des dictées savantes, où d'habiles bourreaux qu'on appelle examinateurs accumulent toutes les chausse-trapes et toutes les chinoiseries...

Pour l'instant, ce dernier passe-temps est d'actualité. Tous les chroniqueurs, Sarcey en tête, donnent à fond contre cette malheureuse orthographe, contre ses incohérences qui font écrire, par exemple, patronner avec deux n, et patronal avec une seule, et contre les difficultés des participes, lesquels, au dire de Labiche, ont un si fichu caractère qu'on ne sait jamais comment les accorder.

Sans doute, c'est là une campagne justifiée. L'orthographe française est de toutes la plus compliquée et la plus illogique. Elle fait tous les jours d'innocentes victimes, comme ces braves gens qui se rendent ridicules en remplaçant par un pâté la fin des mots douteux pour leur savoir, et comme ces pauvres quémandeurs de places qu'on éconduit sur le vu de leur requête écrite,

A cause qu'ils manquent à parler Vaugelas.

Mais je crois fort qu'il n'y a rien à faire là-contre. L'orthographe actuelle est le produit du travail des siècles, du sédiment continu des façons de parler et d'écrire qu'ont eues nos pères à travers les temps. Fille de l'usage, elle ne pourra être changée que par l'usage, c'est-à-dire lentement, petit à petit, par le fait même d'une évolution identique à celle qui la forma. Quant à la refondre du jour au lendemain, comme on fabrique une loi ou une constitution, messieurs les réformateurs peuvent rayer cela de leurs papiers. On peut révolutionner un pays, mais non pas l'orthographe. L'Académie elle-même y perdrait son latin au cas où elle voudrait se lancer dans la mêlée, comme l'y incite un de ses membres, M. Gréard.

Et puis qu'adviendrait-il des vieux, et même des jeunes ayant fini leurs études, si ce 93 orthographique éclatait ? Nous faudrait-il réapprendre l'orthographe, nous fourrer dans la tête un immense vocabulaire nouveau, et refaire des dictées sous le coup de menaçants pensums ? Non. Mieux vaut laisser aller les choses. D'autant plus que tous les articles du monde ne les changeront pas. Il passera encore pas mal d'eau sous les ponts avant qu'on écrive : « ortograf » !

Il en est de cette réforme-là comme de la réforme administrative. On a beau s'escrimer contre elle, l'Administration reste toujours l’Ad-mi-nis-tra-tion, immuable dans ses abus comme les pyramides d'Egypte sur les sables du désert...

Le Progrès vous a raconté récemment les bonnes histoires de ronds-de-cuir dont s'est égayée la Chambre à propos du budget des bâtiments civils. En voici une autre que l'Europe nous enviera sans doute si elle la connaît jamais : Au ministère des finances, un bureau a besoin chaque semaine d'une quantité de colle de pâte d'une valeur de dix centimes. Jadis, il envoyait son garçon de bureau au service du matériel, et on lui remettait la colle demandée. Cela n'était pas régulier. On dût passer par la voie hiérarchique.

Pour avoir ses deux sous de colle, il a fallu chaque semaine au bureau besoigneux formuler, en minute et en copie, une demande signée des chefs de bureau, visée par le directeur et envoyée au bureau du matériel. Celui-ci a fait, également en minute et en copie, une note, signée de son chef, visée de son directeur, accompagnée d'un ordre de caisse.

Le fournisseur, avisé par lettre, a livré la colle.

En calculant le prix du temps employé par les chefs et commis pour rédiger, copier, signer, viser, on a calculé que les deux sous de colle pouvaient bien revenir à sept francs environ.

Qui donc oserait soutenir après cela que le bon peuple de France, soit mal administré et que les rouages de ses ministères n'apparaissent pas comme des modèles de simplicité !

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