Causerie. Lyon, 13 Mars 1895.
Je sors de la première de lAttaque du Moulin, et j'ai encore dans l'oreille l'écho des applaudissements et des acclamations qui ont salué l'auteur et ses interprètes après le tableau final. C'est un succès. Le public lyonnais, auquel on impose difficilement l'admiration toute faite des réputations imméritées, a donc consacré, à son tour, le renom artistique dont jouit M. Bruneau. En quoi il a donné un nouveau témoignage de son goût très affiné et du caractère très moderne de son sens critique.
L'opéra de M. Bruneau est en effet d'une hardiesse que quelques-uns auraient pu juger parfois déconcertante. Comme Wagner auquel il doit beaucoup comme tous les compositeurs de ce temps M. Bruneau associe par un lien étroit, par une fusion profonde et constante le drame et la musique. Mais son esthétique a ceci d'original et de personnel qu'elle diffère de celle de Wagner par un point fondamental. Le colosse de Bayreuth n'admettait guère comme thèmes de drame lyrique que les sujets légendaires, avec des types héroïques d'un symbolisme très large, personnifiant des sentiments ou des idées plutôt que donnant la sensation.de la vraie vie.
L'auteur de lAttaque du Moulin estime au contraire que l'opéra moderne peut rendre la réalité. Il emprunte à Emile Zola une poignante et pittoresque nouvelle qui est un chef-d'oeuvre, et il se pique de la traduire par des sons. Non seulement ses personnages parlent et pensent comme tout le monde, mais il les veut habillés comme tout le monde. C'est un réaliste et un contemporain. Et son modernisme n'est pas seulement dans le. côté extérieur des choses. Il essaie aussi d'exprimer avec précision l'humanité présente et ses états dâme.
Qu'on juge comme on voudra une telle tentative, on ne saurait lui refuser l'attention et le respect que mérite tout effort d'art sincère et neuf. J'estime pour ma part qu'il y a dans lAttaque du Moulin des pages de premier ordre, des accents tout à fait impressionnants, de beaux cris humains. Il s'en dégage, avec une intensité rare, une pensée maîtresse qui me semble avoir été fortement voulue par l'auteur : lhorreur philosophique de la guerre, tout ce qu'elle a d'absurde et de barbare pour les esprits de notre temps. Et, par-dessus tout, ce drame lyrique vaut par un don bien précieux : il a la vie...
Cette vie eût apparu plus saisissante encore si les personnages avaient été habillés comme l'a voulu M. Bruneau : les paysans en blouse et les femmes en cottes rustiques, les soldats en Prussiens et Français de 1870. Tandis qu'on nous a présenté des fantoches d'opéra-comique, avec les costumes de la Fille du Tambour-major ! Accoutrés de la sorte, ces gens-là sont faits pour débiter d'innocentes ariettes. Leur aspect hurle avec la musique si empreinte de pensées d'aujourd'hui que leur fait chanter M. Bruneau. Bref entre leur rôle et leur costume, c'est un perpétuel anachronisme.
Je laisse à d'autres le soin d'expliquer cette gaffe inutile de la censure. Elle a nui à l'harmonie et à l'unité de lAttaque du Moulin. Cela n'est pas douteux. Mais à quoi servirait la censure, sinon à embêter l'Art ?
Les interprètes de M. Bruneau ont d'ailleurs vaillamment combattu pour que le succès fût quand même indiscuté.
Tous sont dignes d'éloges. Accoutumés aux conventions du vieil Opéra, ils ont su les dépouiller, pour jouer et chanter en artistes qui sentent. Mme Fiérens et Marcy, MM. Affre et Delvoye forment un incomparable quatuor. A Paris l'Opéra- Comique n'en avait peut-être l'équivalent lors de la création.
Au point de vue matériel décors et mise en scène M. Campocasso a, lui aussi, fait oeuvre d'artiste.
Cette soirée est à l'honneur de la Direction. Souhaitons qu'elle ait des lendemains.