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Causerie Lyon, 7 Mars 1895.

On avait cru jusqu'à présent, sur la foi des géographes, que la France faisait partie de la zone tempérée. Voilà une affirmation que les savants peuvent rayer de leurs papiers. Car nous jouissons véritablement des frimas du Pôle Nord, non pas du faux Pôle Nord en glace artificielle édifié sur les Champs-Elysées, mais du vrai, de celui dont les mappemondes ont fixé le siège tout là-bas, derrière le Spitzberg, et qui semble avoir déménagé Pour venir habiter parmi nous. Nous avons, tout comme les Lapons, un hiver de six mois, avec des neiges presque aussi éternelles que celles du Groenland. Et il ne faudrait pas manifester trop de surprise si on annonçait un de ces matins qu'on a vu des phoques au pont de la Guillotière, des ours blancs à la Tête-d'Or et des renards bleus dans la plaine odoriférante de Vénissieux?

A quoi attribuer ce renversement de toutes les saines traditions de la météorologie ? Les Observatoires ont beau mettre leurs plus grandes lunettes, personne ne nous a encore fourni d'explication plausible à la persistante rigueur d'un hiver qui semble devoir durer aussi longtemps que la discussion du Budget, à laquelle d'ailleurs aucun augure parlementaire n'ose assigner de terme.

Un ami à l'esprit ingénieux, psychologue distingué, et ironiste du dernier bateau me disait l'autre soir qu'il pense avoir trouvé une cause à ces avalanches dont les contrées hyperborées avaient eu jusqu'à ce jour le glacial apanage. On sait que les philosophes de l'école spiritualiste moderne prétendent que les idées exhalées par les cerveaux humains ont une existence réelle et se projettent dans le milieu fluidique qui nous entoure de façon à pouvoir même en modifier la composition. Ceci admis, ajoute mon ami, quelles sont les idées qu'on a le plus remuées en France depuis quelque temps, à propos desquelles on a fait le plus de bruit sinon celles qui nous sont venues du Nord puisqu'on ne parle plus en ce doux pays que d'Ibsen, de Srindberg et de Doistoïevsky ? Ces pensées septentrionales ont donc influé sur notre ambiance de façon à la rendre identique à celle des pays où elles ont vu le jour. Et voilà comment la France est devenue une petite Norvège...

Je vous donne l'hypothèse pour ce qu'elle vaut. Elle est pour le moins originale. Et les bulletins de la météorologie officielle n'ont même pas ce mérite, puisqu'ils se bornent à nous annoncer... le temps qu'il a fait la veille !

Nous avons assez volontiers l'habitude de « blaguer » les duels de journalistes. Et, de fait, ce ne sont le plus souvent que prétexte à d'innocentes piqûres, suivies de plantureux déjeuners sur le terrain du combat, à Chatou ou à Saint-Germain, et accompagnées de retentissants procès-verbaux dans tous les journaux. Mais il survient parfois des accidents non prévus au programme, de terribles coups droits que les cannes des témoins n'ont pas le temps d'arrêter en route.

C'est ce qui est arrivé à ce pauvre Harry- Alis, tué en pleine vie et en pleine jeunesse par un adversaire qui certainement ne l'a pas fait exprès et dont il était d'ailleurs le provocateur. Sans doute, les flots de ce sang si inutilement répandu vont faire répandre pendant quelques jours des flots d'encre. On discutaillera ferme sur ce déplorable fait-divers, en attendant le procès qui se terminera par l'acquittement du capitaine Le Châtellier. Et puis après les choses continueront à aller comme devant, jusqu'au jour où le point d'honneur fera une nouvelle victime. Quant à réformer ce préjugé imbécile il n'y faut pas songer. Le Français, homme de progrès comme on sait, tient mordicus aux doctrines du moyen âge, c'est-à-dire au jugement de Dieu. Il n'est pourtant pas difficile de montrer, comme l'a fait Grisier - un homme qui s'y connaissait, étant le premier maître d'armes de ce siècle - que l'honneur est un fantôme qui change de forme en changeant de pays. Un quaker de New- York qui reçoit un soufflet sur la joue droite s'empresse de tendre la joue gauche et ses coreligionnaires jugent son action admirable. Un Corse avec lequel on a une discussion un peu vive se croit déshonoré s'il ne vous assassine pas. Un Anglais avec lequel vous serez en désaccord aura le droit de vous mépriser profondément si vous refusez de boxer avec lui pour clore le débat. Enfin, un Japonais qui se juge insulté s'empresse de s'ouvrir le ventre, et si celui dont il se plaint a le mauvais goût de ne pas crever immédiatement son propre abdomen, ce dernier est conspué par l'opinion publique.

On voit que le code de l'honneur est d'une rare incohérence. Ce qui est glorieux en deçà de telle latitude est honni au delà. Si vous voulez bien réfléchir, en outre, que le duel ne prouve rien du tout, et même que celui qui est blessé est le plus souvent celui qui a raison, ainsi qu'on le voit presque toujours pour les maris trompés, on conviendra que rien n'est plus déraisonnable.

Ce qui n'empêche pas que personne de nous ne décline la juridiction du duel et que, le cas échéant, tout un chacun aille sans barguigner sur le pré. O logique humaine !

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