Sommaire :

    Causerie. Lyon, 28 février 1895.

    Le Comité qui s'est donné comme but, conjointement avec le Progrès, d'élever un monument à Burdeau, en cette ville de Lyon qu'il aima tant et dont il fut une des gloires les plus pures, vient de mettre en vente au profit de l'oeuvre une Biographie d'Auguste Burdeau due à M. Gasquet, recteur de l'académie de Nancy.

    Je viens délire cette courte étude et je ne saurais exprimer l'impression pénétrante que sa lecture m'a laissée. Condisciple de Burdeau à Sainte-Barbe et à l'Ecole normale, M. Gasquet demeura plus tard, jusqu'à l'heure suprême, son ami fidèle, un des rares confidents auprès desquels ce grand coeur, d'une si adorable sensibilité, aimait à épancher ses joies et ses douleurs, ses espérances et ses amertumes. M. Gasquet était donc mieux qualifié que tout autre pour faire revivre la brève et noble carrière que son amitié lui permit de suivre pas à pas.

    Il s'est acquitté de sa tâche avec autant d'émotion que de talent. Ces quelques pages sont d'un maître-écrivain et d'un homme de coeur. Par la netteté et l'éclat de la forme, par l'élévation de la pensée, elles sont dignes de la belle vie qui les inspira. C'est mieux qu'un pieux hommage rendu à une chère mémoire. C'est déjà un monument écrit, parfait en ses proportions modestes, élevé en l'honneur d'un mort illustre.

    Il faut le redire très haut avec son biographe : la vie de Burdeau est un modèle. D'autres peut-être parmi les grands serviteurs de la troisième République, ont eu l'envergure plus puissante, ou plutôt ont pu mieux que lui donner toute leur mesure, — car la mort est venue frapper le député de Lyon à la fleur de sa maturité, en pleine maîtrise de son talent, à l'heure même où il s'affirmait comme un homme d'Etat complet. Quoi qu'il en soit, jamais Français n'eut un culte plus ardent pour son pays ; jamais enfant du peuple parvenu aux sommets à force d'intelligence et de labeur n'aima plus profondément le peuple ; jamais citoyen ne se dévoua à la chose publique avec plus d'abnégation. Burdeau fut en vérité un « héros du devoir et du sacrifice ».

    Toutes les étapes de son existence sont à citer comme exemple. Ce sont d'abord les pénibles débuts de son enfance. A dix ans il aidait déjà sa famille comme apprenti tisseur ; en même temps il économise sur son salaire pour acheter des livres, qu'il étudie la nuit. Il obtient une bourse au Lycée de Lyon, entre à Sainte- Barbe dans les mêmes conditions, enlève le grand-prix d'honneur de philosophie et s'ouvre l'Ecole normale à la suite d'un concours qui fait sensation.

    La guerre éclate. Burdeau n'a que dix-sept ans. Triplement dispensé du service par son âge, son titre de normalien et sa situation de famille, il veut cependant s'engager. L'autorité militaire le refuse. Sur son insistance on finit par l'incorporer. Après avoir vaillamment gagné sur les champs de bataille les galons de sergent-major, il est blessé et fait prisonnier à Villersexel. Trois fois il s'évade. Trois fois repris et cruellement maltraité, il finit par échapper aux Allemands. Voila comment cet « enfant sublime » gagna sa croix !

    Puis vient l'Ecole normale, où le travail acharné lui forme un esprit de premier ordre, de vaste et profonde culture, où l'étude des lettres antiques et de la philosophie lui fait une âme stoïciennne, éprise de perfection intellectuelle et morale, avec une conception de la vie uniquement basée sur l'idée de Devoir.

    Ensuite les années de professorat, les besognes mercenaires et écrasantes au risque d'user ses forces et de compromettre son avenir, pour payer les dettes d'un frère mis en faillite. Notre nom sera réhabilité, écrivait-il, à moins que je ne meure trop tôt !

    Enfin l'entrée au Parlement : l'apprentissage politique, le travail dans les commissions et les rapports; les triomphes de tribune grâce à son éloquence digne d'un Conciones français, par la perfection classique du style et la hardiesse toute moderne, la flamme démocratique des idées ; le ministère de la marine où il organisa si pratiquement l'expédition du Dahomey ; le ministère des finances avec la conversion du 4 1/2 et le dépôt du premier budget vraiment réformateur de la République ; la présidence de la Chambre — et la mort lente, l'agonie douloureuse à son poste, comme un soldat blessé refusant de quitter le champ de bataille.

    Tel fut Burdeau. Tel il apparaît dans la biographie de M. Gasquet. Tel il restera dans le souvenir de tous les bons citoyens, malgré les méprisables calomnies qui hâtèrent sa fin... Car si Burdeau garda pour lui seul, avec une admirable énergie, le secret de sa souffrance devant l’infâme diffamation, tous ses amis n'ignorent point combien elle lui fut meurtrière.

    Il m'a paru utile de résumer brièvement la brochure de M. Gasquet pour en faire ressortir l'intérêt et la portée. Je ne saurais trop la recommander à tous nos lecteurs, comme une lecture attachante et salutaire — et aussi comme un moyen ingénieux de participer à l'oeuvre du monument à la mémoire de Burdeau.

    droit d'utilisation : Licence Ouverte-Open Licence

    Retour