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    Le baron de Mornas

    Lorsqu'on descend le Rhône, on aperçoit, sur la rive gauche, les ruines du château du baron des Adrets, près du village de Mornas.

    On raconte d'étranges choses sur ce manoir, entre autres une anecdote assez connue, mais dont je ne garantis pas l'authenticité. Lorsque le sire des Adrets, dans les guerres de religion, ramenait à son manoir des prisonniers hérétiques, il les faisait, conduire sur le bord d'un rocher taillé à pic, et élevé de cinq cents toises au-dessus du niveau du Rhône ; là il les invitait, sous peine d'être pendus, à tenter ce saut de Leucate.

    Un jour , dit le chroniqueur, certain prisonnier facétieux manifesta quelque hésitation.

    Eh bien ! lui dit le baron pourquoi ne sautes-tu pas du premier coup ? Je vous le donne en trois, répondit le huguenot.

    Ce seul trait donne une idée du caractère peu sociable de ce baron, et donne aussi la mesure des murailles de son château féodal.

    Le baron avait une femme qu'il aimait beaucoup. C'était la fille du comte de Cruas, autre seigneur riverain du Rhône. Elle se nommait Iseult. Sa beauté n'avait point d'égale sur les deux rives du fleuve. Combien de troubadours célébraient, à cette époque, les beaux yeux de la baronne des Adrets ! Les sirventes occitaniques pleuvaient sur son manoir.

    La paix ayant été signée entre les deux rives du Rhône, le baron des Adrets ne songea plus qu'à savourer son bonheur domestique avec la jeune et belle Iseult. Il n'était bruit que de cette félicité conjugale, qui rendait trop de monde jaloux. Un soir, à la nuit tombée, une plainte déchirante se fit entendre au bord du fossé du château de l'heureux baron. Le pontlevis fut baissé. Une jeune femme, toute trempée de l'eau du Rhône, traversa le pont, et fut reçue dans le manoir selon toutes les lois de la galanterie et de l'hospitalité. Le baron et la belle Iseult descendirent pour voir et entendre cette femme, qui leur raconta son histoire en pleurant.

    Je descendais le Rhône dans un barqueau, avec mon pauvre mari et deux rameurs, dit-elle, et un tourbillon nous a submergés. L'un de nos mariniers m'a saisie par les cheveux, et, nageant d'une main, il m'a ramenée sur le rivage, où la bonté de Dieu m'attendait vivante. Nous allions à Roquemore, où mon mari possède des vignobles renommés.

    Iseult appela ses femmes de service et ordonna qu'on prît le plus grand soin de la jeune naufragée du Rhône. Le baron, qui était bon, en temps de paix, pour faire oublier à ses voisins ses cruautés commises en temps de guerre, se joignit à Iseult pour accomplir les saints devoirs hospitaliers.

    Le lendemain, la naufragée, qui se nommait Bérengère Babesting vint prendre congé du baron et d'Iseult ; mais elle fut retenue avec des instances si vives qu'elle consentit à passer quelques jours encore à Mornas. Quel esprit assez sagace aurait pu soupçonner dans toutes ces scènes un complot terrible, une machination de vengeance et de mort ?

    Bérengère parut fort gaie les jours suivants, et elle demanda au baron la permission de visiter le château, dont la réputation courait les deux rives du Rhône. Le baron ne crut pas devoir refuser une demande de curiosité aussi naturelle, et, comme il avait beaucoup d'ennuis, malgré son bonheur, il se fit le conducteur de la jeune étrangère à travers les mystérieux souterrains de son manoir.

    Vous êtes un terrible sire en temps de guerre, lui dit la femme de Roquemore, mais, en temps de paix, il n'y a pas de plus charmant seigneur que vous. Ce sont mes voisins, dit le baron, qui m'obligent à guerroyer. Le métier vous plaît aussi un peu, dit Bérengère en riant. Il ne me déplaît pas, c'est vrai, continua le baron. Au fond nous aimons tous la guerre, comme les chiens aiment la chasse. Un jour de bataille est le plus beau des jours. Vous avez fait, dit-on, beaucoup de prisonniers dans la dernière guerre ? demanda Bérengère d'un ton insouciant. Beaucoup. Tous avez fait, dit-on aussi, beaucoup d'échanges. Sans doute, comme toujours : c'est la chance de la guerre : on prend, on est pris. Il y en a, dit-on aussi, demanda Bérengère, il y en a quelques-uns qui sont morts dans vos prisons ? Peu. C'est toujours beaucoup, baron des Adrets.

    Bérengère entra d'un pas leste et examina la prison avec un soin minutieux.

    Ah! dit-elle d'une voix calme, voilà un nom que je connais... Le sire de Ségorèges... Les prisonniers ont tous la manie d'écrire leurs noms sur les murs de leurs cachots... Il paraît que le sire de Ségorèges a été votre prisonnier, baron des Adrets? Oui, madame Bérengère. Un fier homme, je vous assure... J'aimais mieux le voir dans ma prison qu'en rase campagne. Vous avez raison, belle dame ; mais c'est encore la loi de la guerre. Il y a des prisonniers qu'on ne rend jamais. Si je prenais Montluc, je ne le rendrais pas, croyez-le bien. Et où le mettriez-vous, Montluc, si vous le preniez? demanda Bérengère. Oh ! j'ai un cachot superbe pour les prisonniers de haute valeur ; je vais vous le montrer.

    Le baron fit ouvrir, par un valet, la porte d'une prison souterraine, et, ayant allumé deux flambeaux de cire jaune, il en remit un à Bérengère et lui dit :

    Si vous ne craignez pas de voir ces horreurs, entrez. Il a donné de fameux déplaisirs à mes vassaux de Mornas. Un jour de l'an dernier, cet endiablé Ségorèges chevauchait à la tête de deux cents lances, du côté de Sorgues ; nous n'étions que cent cinquante, nous, mais tous bons et rudes mariniers du Rhône, des soldats de fer. Je fis sonner la charge; l'engagement fut vif. Nous nous prîmes corps à corps, Ségorèges et moi ; nous fîmes voler trois lances en éclats ; ma quatrième perça le défaut de la carapace de son cheval et tua la bête. Le cavalier tomba. Mes colosses de gens le ramassèrent dans la poussière, comme un épi de seigle, et l'emportèrent au château. Le lendemain, sa femme me fit proposer douze onces d'or pour la rançon du prisonnier. Je refusai, ce qui était foirt honorable pour moi, car je n'avais pas alors un denier dans mon épargne. On me fit une seconde proposition. La seigneurie de Ségorèges me cédait en toute propriété, à moi et à ma lignée mâle, les vignobles de Côte- Bénie, qui donnent à coup sûr, les meilleurs vins du terroir. Je refusai encore, refus plus honorable pour moi, car depuis trois ans je buvais l'eau pure de la citerne des Adrets, ce qui m'avait donné une soif ardente pour le bon vin.

    La fausse naufragée du Rhône provoqua fort adroitement le baron par des question! insidieuses, et elle finit par découvrir que son mari, ayant été emprisonné dans l'affreux cachot du castel, avait été mis à mort par ordre exprès de la châtelaine.Il ne fallait pas égarer la vengeance avant de se venger. Il fallait la conduire sûrement à l'adresse du coupable. La châtelaine seule méritait un terrible châtiment.

    L'étrangère joua donc la candeur et la reconnaissance pendant son séjour au château, et, quand vint le jour du départ, elle remercia ses hôtes avec une effusion pleine; de vérité. Ses yeux mêmes se mouillèrent de ces sortes de larmes qu'une femme a toujours à sa disposition, pour les grandes occasions. Puis, s'adressant à la coupable châtelaine, elle lui dit :

    Je voudrais être riche comme la dame de Cruas, et je vous ferais tel présent qui ferait envie au roi; mais quand le coeur donne, le présent est toujours riche. Daignez donc accepter, comme souvenir de ma reconnaissance, ce collier de grains de cèdre du Liban, qui m'a été apporté de Palestine par le moine Enguerrand, et portez-le, parce qu'il préserve de tout malheur.

    La châtelaine qui redoutait toujours un malheur depuis son crime, accepta ce préservatif avec un empressement superstitieux et le suspendit à son cou. Or ce collier avait été composé par un savant alchimiste de Vérone, et les grains en étaient faits d'une substance homicide, qui ne demandait qu'un peu de temps pour avoir un résultat fatal. Les exhalaisons sorties de ces grains formaient devant les narines et la bouche un nuage invisible de poison, qui peu à peu s'infiltrait dans la tête et donnait au sang ce refroidissement qui est la mort.

    Un matin, le baron trouva sa femme pâle et roide comme un cadavre à-côté de lui, et, attribuant cette mort subite à une juste punition du Ciel, il fit voeu de se cloîtrer dans le monastère de Notre-Dame de Brou, en Bresse, dont le prieur avait une haute réputation de sainteté.

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