Causerie Lyon, 24 janvier 1895.
Voilà M. Félix Faure promu chef d'une nation de quarante millions d'hommes. Au jeu des institutions parlementaires, le député du Havre vient de tirer le gros numéro. Mais c'est un jeu où le plus difficile n'est pas de gagner la partie. Le délicat est de savoir se maintenir une fois en place. Elu pour sept ans, il arrive qu'on y reste six mois. Témoin l'exemple de M. Casimir-Perier, qui vient de nous tirer la révérence à l'anglaise.
Il faut avouer que le métier n'est pas des plus commodes, Les préoccupations du commerce des cuirs et peaux, où M. Félix Faure a gagné très honorablement sa fortune, ne sont rien à côté des embarras où peut se trouver lhôte de l'Elysée. Le nouveau Président a dû s'en apercevoir dès les premiers jours de sa lune de miel, fort troublés par l'enfantement laborieux du nouveau cabinet.
Une fois ce premier défilé franchi, le Président n'en sera pas pour cela au bout de ses peines. Si les choses ne vont pas toutes seules, et il y a malheureusement quelques chances pour qu'il en soit ainsi, il se trouvera toujours des grincheux pour s'en prendre à lui. Or, là Constitution lui lie bras et jambes. Comment veut-on qu'un homme marche dans cette posture? Mais on a beau crier sur les toits que le président ne peut plus rien une fois ses ministres choisis, l'opinion fait là sourde oreille et le rend responsable en dépit de la Constitution.
C'est d'ailleurs là le vice éternel de tous les régimes constitutionnels. Le moyen d'y remédier ? Personne ne l'a découvert encore. On est enfermé dans un dilemme comme disait jadis M. Dupuy : ou un président sans pouvoirs, et sa situation offre linconvénient que nous venons de signaler. ou un président ayant le droit et l'autorité de faire prévaloir sa politique et alors on a lieu de craindre qu'il en abuse.
Condorcet avait trouvé une solution ingénieuse pour tourner la difficulté par un rouage de sa façon. J'ai sous la main, disait-il, un jeune mécanicien qui s'engagerait à fabriquer un excellent chef d'Etat constitutionnel. Ce personnage s'acquitterait à merveille de ses fonctions représentatives, marcherait aux cérémonies, siégerait convenablement, et même, au moyen d'un certain ressort, prendrait des mains du président de l'Assemblée la liste des ministres que lui désignerait la majorité. Ce chef d'Etat ne serait pas dangereux pour la liberté, et cependant, en le réparant avec soin, il serait éternel, ce qui serait encore plus beau que d'être héréditaire. On pourrait même le déclarer inviolable sans injustice et le dire infaillible sans absurdité.
On a deviné sans effort que Condorcet fait allusion à un automate perfectionné comme ceux que construisait alors Vaucanson. L'idée est plaisante et contient une spirituelle critique des chefs de gouvernement qui ne gouvernent pas, mais ce n'est là qu'un divertissement de philosophe.
Si M. Félix Faure connaît cette proposition humoristique de Condorcet, j'imagine qu'en se la rappelant il doit en sourire, sans se dissimuler le fond de vérité caché sous cet apologue de mécanique.
Il sourira aussi, car il a de l'esprit, en apprenant comment une grande banque lyonnaise avait rédigé sa « fiche » commerciale, avant qu'il ne fût Président de la République française. On sait que toutes les banques ont un livre de fiches, contenant, sous forme de résumé succinct, tous les renseignements utiles sur la surface de leurs clients. Comme chef de la maison Félix Faure et Cie, du Havre, le successeur de M. Casimir-Perier se trouve porté sur le registre de la banque en question, et le rédacteur de ce document lui a consacré une notice dont voici la teneur exacte : Félix Faure et Cie le Havre, Importations de cuirs et peaux de la Plata. Capital, cinq cent mille francs. Bonne maison de second ordre. On peut faire un assez bon crédit, bien que le chef soccupe trop de politique.
La politique, on le voit, inspire de la méfiance aux banquiers lyonnais et ils n'ont pas tout-à fait tort. Mais, si M. Felix Faure avait suivi le conseil de sa fiche, il serait encore dans les cuirs et peaux de la Plata, au lieu d'être devenu la premier dans son pays, Plus que jamais aussi il s'occupe de politique et, cependant, il est vraisemblable qu'on peut encore « lui faire un assez bon crédit ».