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    Causerie

    Jules Verne a fait école avec son Tour du monde en 80 jours et le flegmatique Philéas Fogg rencontre aujourd'hui de nombreux imitateurs. Seulement nos globe-trotters du jour ne se contentent point d'engager des paris portant sur le temps plus ou moins long nécessaire pour faire le tour de la planète par les voies accoutumées. Où est le mérite de voyager en chemin de fer ou en paquebot avec beaucoup d'argent dans sa poche ? Ce sont là excursions banales. Les tours du monde pour lesquels on se passionne, et qui donnent lieu à de gros enjeux, doivent être faits à pied ou à bicyclette, avec l'obligation pour le voyageur de partir sans un sou vaillant, ce qui le force à s'ingénier pour gagner sa vie en route.

    C'est ainsi que l'autre jour nous avons reçu au Progrès la visite de miss Annie Londonderry, une jeune fille de Boston, qui a parié de parcourir en seize mois, sans argent et en bicyclette, la circonférence du globe. Actuellement elle doit être à Marseille, où elle va essayer de se faire admettre comme femme de chambre sur un transatlantique, afin de gagner la Chine qu'elle traversera tout entière en cycliste, à moins que son revolver « bulldog » soit impuissant à la défendre contre les bandits de l'Empire du Milieu, auquel cas elle saurait mourir bravement, sans peur ni regrets...

    Voilà une promenade d'agrément qui ne sourirait qu'à demi aux jeunes filles françaises, frêles et délicieuses petites personnes élevées dans le coton du giron maternel, et qui n'osent même pas s'aventurer dans la rue toutes seules ! A vrai dire, miss Londonderry n'est pas de leur race ni même — si paradoxal que paraisse le mot — de leur sexe. Elle fait partie de cette catégorie d'êtres neutres, de femmes-célibataires sans époux et sans enfants, que l'évolution sociale et les difficultés croissantes de l'existence ont fait naître spécialement en Amérique et en Angleterre.

    Elles forment là-bas une classe à part, très nombreuse, redoutable aux hommes par la concurrence terrible qu'elles leur font sur le terrain de la lutte pour la vie. On les appelle les « spinsters ». Ni épouses ni mères, ayant peu de besoins, donnant toute leur activité à l'emploi qu'elles occupent, elles sont préférées aux hommes par beaucoup de commerçants et d'industriels : Elles ressemblent aux ouvrières neutres des abeilles dont la supériorité de travail est faite d'infécondité. Et la suppression de l'amour et de la fonction maternelle altère si profondément en elles la personnalité féminine, qu'elles ne sont ni hommes ni femmes et qu'elles forment réellement un troisième sexe.

    Miss Londonderry appartient à cette catégorie mixte. Il suffit de voir ses traits mâles, sa musculature solide, ses jambes d'athlète, ses mains assez fortes pour boxer vigoureusement, et tout ce je ne sais quoi de masculin répandu sur son énergique personne, pour constater qu'il serait difficile de lui appliquer le vers légendaire de M. Legouvé :

    Tombe aux pieds de ce sexe auquel tu dois ta mère !

    Quelqu'un ayant demandé devant nous, en anglais, à « l'intrépide cyclowoman » si elle n'avait pas laissé à Boston quelque tendre flirt, quelque inclination de coeur regrettée, miss Londonderry regarda son interlocuteur avec stupéfaction, puis elle partit d'un énorme éclat de rire comme si on lui avait parlé d'une chose invraisemblable, extraordinaire, et prodigieusement comique. Si elle eût connu le répertoire de Judie, il est évident que sa réponse, d'ailleurs parfaitement sincère, eût été : L'amour ! quéque c'est que ça ?

    Devons-nous envier la « spinster », c'est-à-dire le troisième sexe, à l'Angleterre ou à l'Amérique ? Certes non. La femme, comme dit l'autre, est encore ce qu'on a trouvé de mieux pour faire des enfants. Et le vrai rôle de la femme, sa mission sacrée, son charme divin c'est l'amour et la maternité.

    Donc, laissons à la race anglo-saxonne le fâcheux privilège d'avoir créé ce que nos vaudevillistes appelleraient le sexe auvergnat. Que la femme se garde bien d'abdiquer l'empire de beauté, de grâce et de tendresse où elle règne depuis l'origine des sociétés, et où la Française fut toujours reine entre les reines. A vouloir être autre chose, à violer la nature, elle perdrait ce sceptre adorable et tout-puissant, et l'humanité elle-même serait peu à peu sevrée de toute poésie.

    L'éducation des femmes en France appelle sans doute certaines réformes. Dans les classes riches surtout, on les laisse trop ignorantes de la vie pratique, on les pousse à l'excès dans le romanesque, l'artificiel et le subtil qui font parfois les détraquées. Mais c'est là un abus assez rare, en somme, et qui n'est pas sans remède. Mieux vaut être trop femme que ne l'être pas assez. Si j'étais pape, j'excommunierais le troisième sexe !

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