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    Causerie. Lyon, 4 décembre 1894.

    L'affaire Portalis est presque un événement lyonnais, carie roi du chantage a joué un rôle retentissant à Lyon et dans la région comme directeur du Petit Lyonnais, et comme candidat à Belley, en 1883. On n'a pas oublié les polémiques violentes auxquelles donnèrent lieu cette direction, mémorable comme flibusterie financière, et cette élection non moins mémorable, comme conduite de Grenoble infligée au tripatouilleur qui voulait piper les dés devant le suffrage universel, après les avoir pipés au préjudice de ses malheureux actionnaires.

    Nous pouvons rappeler ici que, dès ce moment-là, le Progrès avait démasqué le forban qui vient de prendre la poudre d'escampette pour échapper à la justice. Ce que disent aujourd'hui les journaux de Paris après avoir assuré, par leur long silence, l'impunité aux crimes quotidiens de Portalis, nous le disions déjà il y a onze ans. Les articles faits à cette époque par le Progrès contre Portalis ont été réunis dans une brochure que j'ai présentement sous les yeux. C'est un document vraiment curieux, qui revêt aujourd'hui une portée prophétique, puisque non seulement les antécédents du misérable y sont dénoncés à l'indignation publique, mais sa fin ignominieuse s'y trouve prédite avec une absolue précision.

    Le Progrès de 1883 a fait de Portalis un portrait dont, onze ans après, il n'y a pas une ligne à changer. Il le représente comme un bandit de lettres et un flibustier d'affaires, acheteur de consciences et de journaux, fondateur de mille et une sociétés véreuses, dissipant pour satisfaire ses vices des millions volés et ayant par précaution son appartement au nom de sa cuisinière Sylvine, corrupteur et corrompu comme un Turcaret, tour à tour audacieux et rampant, faisant chanter les femmes du monde et les filles, les ministres et les financiers. Il lui donnait pour devise le mot de Dumas : les affaires, c'est l'argent des autres ; il lui collait dans le dos, à lui et à son vieux complice Girard, aujourd'hui sous les verrous, cette étiquette infamante : Robert-Macaire et Bertrand ; enfin, il lui montrait le gendarme comme l'épilogue fatal de tant d'infamies, de vols et de chantages.

    L'association Portalis, Girard and Co fût vraiment quelque chose d'extraordinaire. C'est le résumé de toutes les hontes du bas journalisme contemporain. On a dit d'eux qu'ils évoquaient le souvenir des héros de Balzac : Vautrin et Rubempré. C'est leur faire trop d'honneur. Vautrin, en effet, a sa grandeur comme personnification romantique du génie du mal. C'est le Bertram moderne auprès duquel le séduisant et tendre Lucien de Rubempré jouait le rôle de Robert. Tandis que Girard et Portalis ne sont que de vulgaires bandits, embusqués dans les colonnes d'un journal comme au coin d'un bois. Encore, les bandits à la façon de Cartouche avaient-ils cette supériorité sur eux d'être braves et de risquer leur vie...

    Si l’on veut découvrir à Portalis un ancêtre littéraire, on le trouvera admirablement dépeint dans le Vernouillet des Effrontés, ce faiseur qui a acheté un journal, la Conscience publique, avec le profit de ses escroqueries de Bourse, et qui s'en sert pour exploiter la finance et la politique en surprenant la bonne foi de l'opinion. Vernouillet est dans l'opposition, pour avoir plus d'action sur le pouvoir; il fait baisser les titres de son journal pour les racheter à rien ; il publie des articles musicaux contre les femmes compromises; il vend ses colonnes, d'abord au libre-échange, puis à la protection; il tient boutique de polémiques financières et politiques; jusqu'à moi dit-il, il n'y a eu que des râcleurs de journal : place à Paganini !. Et il en joue si bien ce maître virtuose, que, tout en ayant une réputation effroyable, faisant dire de lui : Voilà Vernouillet, cachons l'argenterie !, il devient un des rois de Paris.

    Vernouillet est donc le véritable précurseur des forts ténors de la presse véreuse. Mais, si intéressante que soit cette filiation, il est évidemment plus utile de rechercher les moyens propres à supprimer les émules et successeurs de Portalis. Pour cela, il ne suffît pas de l'énergie de la justice — laquelle d'ailleurs est trop souvent indulgente aux maîtres-chanteurs, ainsi que nous le voyons à Lyon, où des repris de justice exercent impunément ce joli métier ; il faudrait encore réformer le régime de la presse.

    Dans le théâtre d'Augier, l'antithèse de Vernouillet est représentée par Sergines, un journaliste de talent, honnête et convaincu comme Armand Carrel. Et Sergines émet cette opinion que la presse deviendra fatalement la proie des Vernouillets, si elle ne constitue pas une sorte de Conseil de l'ordre, analogue à celui des avocats, ayant la mission d'exclure impitoyablement toutes les brebis galeuses de la corporation. Le remède, sans doute, aurait son efficacité. Mais il serait insuffisant si les pouvoirs publics ne modifiaient pas la loi de 1881, qui-crée un privilège scandaleux en faveur de la diffamation et, conséquemment, du chantage. Qu'on ramène la presse au droit commun : c'est le voeu de tous les honnêtes gens, et aussi celui de tous les journalistes ayant le respect de leur profession et de leur plume.

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