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    Causerie. Lyon, 27 novembre 1894.

    Le Progrès Illustré s'est taillé déjà une grande place au tout premier rang des organes littéraires à bon marché. Aussi sa préoccupation constante est-elle de ne rien laisser ignorer à ses lecteurs de tout ce qui se publie de vraiment intéressant dans les genres les plus variés : romans, nouvelles, fantaisies, récits historiques. C'est dans cette pensée qu'il vient d'acquérir le droit de reproduire un des livres de ce temps qui ont fait le plus de bruit, le Napoléon et les femmes, de M. Frédéric Masson.

    Outre le charme d'un style clair et d'une narration supérieurement conduite, le grand mérite de cette attachante étude c'est d'avoir été écrite à l'aide de documents à peu près tous inédits et parfois complètement ignorés. C'est un Napoléon inconnu qui se révèle à nos yeux étonnés. On découvre dans ce conquérant plus grand qu'Annibal ou César, dans ce souverain plus implacable et plus froid calculateur que Richelieu, un passionné de la femme, ayant toujours quelque tendresse dans l'âme, au milieu même de ses plus extraordinaires victoires et de ses plus effroyables revers. Et ce n'est pas seulement l'ardeur de son tempérament puissant d'animal de combat qui le jette dans les bras de tant de femmes. Il est ce qu'on appelle en style de théâtre « un amoureux »...

    On retrouve même en lui, quand on lit ses lettres à Joséphine et à Mme Waleska, la trace profonde de la littérature sentimentale mise à la mode par Rousseau. Troubadour, ce buveur de sang l'était dans toutes ses inclinations de coeur. Il veut être aimé pour lui-même. D'ailleurs, tant qu'il ne fut que Bonaparte, c'est-à-dire jusqu'à l'âge de la maturité, il eut dans ses amours une naïveté déconcertante, une crédulité ingénue, au point d'épouser, l'aimant à l'adoration, Joséphine de Beauharnais, qui n'était qu'une délicieuse rastaquouère déjà défraîchie et même fortement compromise.

    Ce n'est pas un des chapitres les moins curieux du livre de Frédéric Masson que l'histoire de ce mariage. Le général en chef de l'armée d'Italie, le vainqueur de Rivoli et d'Arcole se comporta avec Joséphine comme un sous-lieutenant d'opéra-comique. Deux jours après la noce, il partait pour l'Italie, après avoir pris, à vrai dire, de sérieuses avances sur la lune de miel. Et de là-bas, entre deux batailles gagnées, il lui écrit tous les jours des lettres folles, chaque soir il fait sa prière devant le portrait de l'adorée. Vaincre, conquérir, c'est pour lui, et avant tout, le moyen de la revoir plus tôt, — et digne d'elle. Après ses victoires, enragé d'amour, il l'envoie chercher par Junot ; mais la coquette, qui ne l'aima qu'empereur, veut rester à Paris dont elle est déjà une des reines. Il faut que Bonaparte la menace de sa démission pour qu'elle se résigne à le rejoindre à Milan.

    Dans la vie de tout homme on trouve une femme qui tient la première place, qui seule l'a possédé tout entier : Joséphine fut cette femme pour Napoléon. Il ne se décida au divorce qu'après de longues et douloureuses tergiversations, sous la pression impérieuse des raisons dynastiques. C'est pour avoir un enfant qu'il épousa Marie-Louise. Voilà bien, dit-il en la voyant, le ventre que je cherchais !. Mais peu à peu il s'en éprit à l'excès, puérilement même, allant — à 41 ans! — jusqu'à apprendre à valser, lui le dompteur des peuples et des rois, pour lui être agréable. Ce fut sa passion pour la fille des Habsbourg qui le perdit. Il n'a pas vu que cette archiduchesse, jetée dans son lit de parvenu, était le piège suprême des monarchies aux abois. Quand on lit dans Frédéric Masson les détails des dernières heures de l'Empire, sous la régence de Marie-Louise, il semble qu'on soit en présence d'un drame surhumain comme ceux d'Eschyle ou de Sophocle.

    Et là-bas sur le rocher de Sainte-Hélène, où, d'après le vers épique de Victor Hugo, « les aigles qui passaient ne le connaissaient plus », à la fin de cette agonie légendaire plus cruelle que le supplice de Prométhée il disait encore à son secrétaire : Vous m'arracherez le coeur, vous le mettrez dans l'esprit-de-vin, et le porterez à Parme à ma chère Marie-Louise... Elle, pendant ce temps, la grande fille mollasse et indifférente, vivait en concubinage avec Neipperg, le mouchard de Talleyrand et de la Sainte- Alliance !

    Entre ces deux amours légitimes, il faut mentionner à part la seule grande aventure de coeur de Napoléon, sa liaison avec Mme Waleska, qui se donna à lui dans l'espoir de servir la cause de la Pologne, sa patrie mutilée, et qui, toujours fidèle et attachée, fut comme l'idylle charmante de cette vie prodigieuse dont le souvenir restera l'éternelle stupéfaction de l'histoire.

    Quant aux amours d'une heure ou d'un jour, Napoléon en eut d'innombrables. Même en campagne, ce n'était pas une sinécure pour Duroc de pourvoir à son formidable appétit. A Paris, ses fantaisies allaient souvent aux femmes de théâtre, mais presque toujours aux tragédiennes : Duchesnois, Bourgoin, George, dont le répertoire héroïque lui plaisait. Il se donnait ainsi l'illusion de posséder les reines antiques. Avec toutes, honnêtes femmes ou filles légères, grandes dames ou comédiennes, il se montra généreux, même longtemps après, plutôt par orgueil que par bonté, voulant qu'une femme honorée de son contact impérial, eût-il été d'un seul moment, fut à jamais à l'abri des revers de la fortune.

    Ce résumé rapide explique suffisamment les polémiques qui ont surgi autour du livre de M. Frédéric Masson. Les uns ont crié au sacrilège, les autres au panégyrique. Il me semble que ce sont là de bien gros mots. Le héros, sans doute, est diminué dans son auréole olympienne, mais l'homme y gagne : il est plus près de nous ; par ses faiblesses du coeur et des sens il redevient humain. Quelle que soit d'ailleurs l'impression de ce volume, elle ne saurait atténuer le verdict de l'histoire sur ce génie si malfaisant en dépit de sa gloire sans pareille, pour lequel, en face de ses chimères ambitieuses, le malheur et le sang des nations ne comptaient pas, et qui eut au retour de la retraite de Russie ce mot d'une terrifiante énormité : Après tout, ça ne me coûte que trois cent mille hommes !

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