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Causerie. Lyon, 20 novembre 1894.

Il est des âmes simples qui croient qu'en ce monde rien n'arrive fortuitement, que toutes les moindres choses sont voulues, préparées et accomplies par une volonté souveraine, qu'il y a en haut comme un machiniste suprême tenant les fils par où se meuvent les choses et les êtres, et que tous les événements d'ici-bas, grands ou petits, fastes ou néfastes, ne sauraient se produire sans son agrément. C'est là le dogme de la Providence...

Je me demande comment on peut concilier une telle croyance avec des catastrophes comme cet horrible accident de la montée de Choulans, qui vient de tuer deux enfants à une malheureuse veuve, en semant l'effroi dans le coeur de toutes les mères.

Je ne sais rien de plus poignant, de plus atroce dans sa fatalité inepte que ce drame de la vie…

Où était-elle? que faisait-elle la toute puissante Providence quand le mur s'abattit sur les deux innocentes et les écrasa? Quel mal avaient fait ces pauvres enfants qui se hâtaient de toutes les forces de leurs petites jambes pour ne pas arriver en retard à l'élude, sans pressentir qu'elles couraient à la mort ? Par quelle offense ingénue avaient-elles irrité cette justice immanente que les mystiques voient dans tout et qui apparaît alors plus bêtement féroce que celle d'un Béhanzin ?

Hélas ! c'est là une douloureuse matière à philosopher ! Mais on ne peut s'empêcher de penser que ceux qui ont foi en ce genre de Providence font ainsi sans le vouloir le plus redoutable des procès à l'idée de Dieu. C'est concevoir une étrange image de la divinité que se la représenter comme une « bonne à tout faire », — le mal ou le bien, — en rapportant à elle tout ce qui se passe sur la terre. N'est-ce pas la rendre indirectement responsable de choses qui font frémir ?

Mieux vaut encore en charger le hasard, force aveugle et anonyme. Ce mot sans doute n'explique rien, mais au moins il n'accuse personne. Il ne jette pas dans l'esprit des hommes l'angoisse de cette question terrifiante : L'univers serait-il donc régi par un être malfaisant qui se complaît à ses souffrances ?

Un grand poète a traduit la même pensée en vers admirables : Qu'est-ce que Dieu fait donc de ce flot d'anathèmes, Qui monte tous les jours vers ses chers séraphins ? Comme un tyran gorgé de viandes et de vins, Il s'endort au doux bruit de nos affreux blasphèmes. Les sanglots des martyrs et des suppliciés Sont une symphonie enivrante sans doute, Puisque malgré le sang que leur volupté coûte, Les cieux n'en sont point encore rassasiés !

Evidemment ce sont là des paroles de révolte qui sembleront impies à quelques-uns. Mais elles jaillissent naturellement du coeur même de l'humanité, comme une protestation contre la mystérieuse horreur de certains jeux du destin.

Coquelin a joué récemment aux Célestins la Joie fait peur, ce petit chef-d'oeuvre d'émotion, où Mme de Girardin a semé tant de ces mots exquis, au sentiment délicat et pénétrant, que seules savent imaginer les femmes. Tout le monde en connaît la donnée touchante : c'est l'histoire, d'un jeune marin que sa famille croit mort. Dans la maison désolée règne un morne désespoir. Et même, sa mère a tant de chagrin, que sa santé donne de vives inquiétudes. Lorsqu'on apprend tout à coup que la nouvelle était fausse, que celui qu'on croyait perdu est retrouvé, qu'il est là, attendant l'heure favorable pour se jeter dans les bras des siens. Mais comment épargner, à la mère attristée et malade, le choc profond d'un si grand bonheur ? La joie fait peur !

La représentation de la pièce aux Célestins a été marquée par un incident assez piquant, demeuré inaperçu pour le public. Il y avait dans la salle une famille lyonnaise qui a passé par les mêmes aventures que les personnages de la Joie fait peur. Vous souvenez-vous de notre jeune compatriote, M. Charles Bouyer, fait prisonnier l'année dernière par les pirates du Tonkin ? Pendant de longs mois ses parents l'ont pleuré. Il n'était pas mort pourtant. Les pirates l'avaient traîné à leur suite, la cangue au cou, l'accablant de mauvais traitements, mais sa vie fut épargnée. Et un beau jour, les siens, qui allaient se résoudre à porter son deuil, apprirent par les journaux que le Gouverneur général avait pu négocier sa mise en liberté et qu'il allait rentrer en France.

Il est revenu en effet et nous l'avons vu aux Célestins, revivant confortablement dans un fauteuil de balcon les émotions de son retour inespéré, interprétées sur la scène par Coquelin et ses camarades.

Mais plus intrépide que le héros de Mme de Girardin qui reste chez lui pour goûter les joies du foyer, M. Charles Bouyer retourne cette semaine même au Tonkin. Les dangers courus, c'est à peine s'il s'en souvient encore. Il appartient à cette race de Français aventureux que les médiocres combats de la lutte pour la vie dans la métropole laissent indifférents et qui veulent conquérir leur place au soleil, là où il y a encore des coups de fusil autour du drapeau.

Ce sont des vaillants auxquels nous devons applaudir. Au Tonkin, au Soudan, à Madagascar, sur tous les points du monde où la France s'est taillé des colonies par l'épée, il faut maintenant des hommes d'affaires hardis qui soient presque des soldats, et pour lesquels le péril ne doit être qu'un article comme un autre à passer au compte profits et pertes.

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