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    Causerie. Lyon, 30 octobre 1894.

    La plupart des journaux ont publié cette semaine la note suivante : Le sieur Plagnol (Jean-Louis), aux Salles-du-Gardon (Gard), demande rétablissement d'un impôt sur les corsets, qu'il considère comme contraire au développement normal de la femme.

    Rien que pour ces trois lignes, M. Plagnol (Jean-Louis), et les Salles-du-Gardon qui lui ont donné le jour, sont dignes de passer à la postérité. Car si un sonnet sans défaut vaut mieux qu'un long poème, que dire de l'esprit génial qui, en quelques mots, formule la solution du problème budgétaire, tout en restituant à la femme les belles lignes que les statues grecques révèlent à nos yeux éblouis :

    Et la jeune Vénus, fille de Praxitèle,Sourit encore debout dans sa divinitéAux siècles impuissants qu'a vaincus sa beauté...

    Nous cesserions de mériter l'épithète toujours fâcheuse de « siècles impuissants » si la requête de M. Plagnol était suivie d'effet. Entre nous, c'est un sujet qui vaut bien les discussions sur les mélasses et même les discours de M. Jaurès sur les greniers d'abondance des Pharaons ou sur les propos de table échangés aux dîners d'Héliogabale.

    Nous avons d'ailleurs, dans les conseils du gouvernement, un haut fonctionnaire qui par son nom même est tout indiqué pour traduire en projet de loi la pétition dont s'enorgueillit à bon droit le département du Gard : c'est M. Mamelle, directeur au ministère de l'Agriculture. Nul mieux que lui ne saurait traiter congruement la question « palpitante » — oh combien ! — des corsets, considérés au double point de vue de l'hygiène et des finances publiques...

    Les conséquences d'une telle réforme seraient de celles qu'on peut sans crainte qualifier de « palpables ». Plus de ces femmes, véritables martyres de la coquetterie, qui arrivent par la torture longuement subie d'un corset trop serré, à se fabriquer une taille dont les guêpes elles-mêmes ne voudraient pas ! Plus de ces créatures artificielles, à l'estomac et aux flancs déformés par l'instrument néfaste, qui deviennent inaptes aux fonctions les plus nécessaires de la vie et même aux devoirs sacrés de la maternité !

    Que la guerre au corset, si justement réclamée par M. Plagnol, devienne une loi somptuaire et les femmes ne tarderont pas à reconquérir, avec l'antique callipygie, la noble démarche, la poitrine somptueuse, les hanches souples et larges, la taille féconde des déesses qui peuplaient l'Olympe... Et ce ne serait pas seulement la résurrection de la plastique grecque, pour l'enchantement des yeux et la joie de l'art. Mais aussi, grâce à cette hygiène bienfaisante, il n'y aurait plus d'unions stériles. La France, qu'on le sache bien, est dépeuplée par le corset. Si des mesures législatives en restreignent l'emploi, l'avenir de la défense nationale est assuré.

    Ce n'est pas tout. Outre le sain équilibre de la poitrine féminine, celui du budget est enfermé en germe dans le placet de M. Plagnol. Il est en effet présumable, tant les femmes sont esclaves de la fausse élégance, que dans les classes riches la plupart préféreront payer l'impôt plutôt que de renoncer à la taille ridiculement exiguë que leur imposent les gravures de mode.

    Ces réfractaires seraient donc frappés d'une taxe personnelle dont le taux pourrait être assez élevé. Et même « l'assiette » du nouvel impôt ne coûterait rien à établir. Les agents du fisc auraient à se livrer dans ce but à des investigations si agréables par elles-mêmes, qu'ils seraient fort mal venus à exiger une rémunération quelconque. Enfin cet impôt admirable pourrait être progressif et proportionnel, en le calculant sur le degré de compression de la «matière imposable ». Nul doute qu'il ne produise un nombre copieux de millions qui seraient affectés à des oeuvres démocratiques. De sorte que la solution de la question sociale elle-même se trouve encore contenue — ô mirifique découverte! — dans un corset... Ce qui prouve une fois de plus que tout est dans tout.

    On le voit, la pétition de M. Plagnol est un événement d'importance. Que la Chambre entende la grande voix qui nous vient des Salles-du-Gardon ! Sans doute, jamais débats n'auront été plus « corsés », — mais aussi plus féconds...

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