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Causerie

M. Emile Zola est un homme heureux. Il vient de faire un livre, Lourdes, prodigieusement ennuyeux et d'une lecture répugnante. Il n'est question dans ce roman que de tumeurs, de pus, de sanies d'hôpital. On ne peut le lire qu'en se bouchant le nez, et encore faut-il être doué d'un estomac exceptionnellement solide pour ne pas en avoir des haut-le-coeur. Aussi, bien que le sujet fût à fracas, et que Lourdes ait bénéficié d'une de ces publicités à la Barnum que le Maître du réalisme sait si supérieurement organiser, la vente marchait assez mal. Mais le Saint-Office vient de mettre le volume à l'index, et ce décret moyenâgeux soulève un tel tapage que Lourdes va se vendre comme les petits pâtés.

Si nous étions moins vieux de seulement trois siècles, M. Zola n'aurait pas à se féliciter de la décision du Pape. La mise à l'index comporte en effet l'excommunication, et c'est une peine qui ne faisait pas rire au bon vieux temps. L'excommunié était un être maudit dont on devait fuir le contact et l'approche. Interdiction à tous, sous peine de damnation, d'avoir commerce avec lui, par lettres ou paroles, de le saluer, de manger en sa compagnie. L'Eglise et la Société ne le connaissaient plus : vivant, il appartenait déjà à l'enfer. Et il n'était point de pouvoir temporel si grand qu'il fût pour le soustraire à ce châtiment effroyable : on a vu des rois excommuniés auxquels leurs serviteurs n'osaient donner à manger qu'au bout d'une corde...

Mais aujourd'hui, la bulle qui frappe l'auteur de Nana n'est pas beaucoup plus dangereuse qu'une bulle de savon. Il est vraisemblable que ses domestiques continueront à cirer ses bottes et à le servir à table, que son tailleur ne refusera point de lui essayer ses vestons et que ses amis ne craindront pas de lui donner un coup de chapeau et même une poignée de mains.

Il est d'ailleurs excommunié en assez bonne compagnie. Avant lui les ouvrages de Copernic, Galilée, Montaigne, Rabelais, Pascal, Montesquieu, La Fontaine, D'Alembert, J.-J. Rousseau, Voltaire, Lamennais, Lamartine, Balzac, Michelet, Quinet, Taine, Renan et Victor Hugo ont été mis à l'index et leur nom forme un véritable livre d'or de l'esprit humain.

C'est donc pour M. Zola une grande gloire et un grand profit. Singulière façon d'accabler les gens ! Comment le fin politique, l'opportuniste d'esprit si moderne qu'est Léon XIII ne l'a-t-il pas compris ? Le pape qui a reçu des rédacteurs de journaux boulevardiers, qui a conversé de si bonne grâce avec Mme Séverine, aurait bien dû reléguer ses foudres en carton au magasin d'accessoires du Vatican...

Peut-être, cependant, a-t-il eu un dessein digne de son compatriote Machiavel : excommunier M. Zola n'est-ce point lui fermer les portes de l'Académie ? La plupart des Immortels sont bons catholiques. L'écrivain du Rêve ne pourrait donc réaliser celui qui lui est si cher, et la coupole de l'Institut lui serait désormais aussi interdite que la cité céleste du Père Eternel !

Si le Pape a pensé à cela, son excommunication est moins vieux jeu et moins innocente qu'elle n'en a l'air.

Décidément, c'est du Vatican que nous vient aujourd'hui l'actualité. Voici qu'on annonce que le pape a permis aux prêtres de se servir de la bicyclette dans l'exercice de leur ministère. Il ne manquait, à cette admirable machine, que la consécration de l'Eglise. Son triomphe est donc complet, et rien ne nous empêche de croire que là-haut, au Paradis, dans les vélodromes de l'empyrée, les élus s'exercent délicieusement à établir le record de l'infini, avec des contrôles organisés sur chaque étoile, saint Pierre étant chronométreur, saint Paul starter et le bon Dieu juge à l'arrivée...

En attendant que nous puissions goûter les joies du cyclisme éternel — le plus tard possible ! — l'intrusion désormais légitime de la bicyclette dans les choses sacrées nous réserve sans doute en ce bas monde d'agréables surprises. Nous allons voir monsieur le curé par les chemins, en tandem lui et son sacristain, avec les vases saints sur le guidon. Peut-être aussi va-t-on organiser des courses pour ecclésiastiques et couvents. Nous aurions le match de l'Immaculée-Conception et le record des Barnabites...

Je prévois encore qu'on essaiera de ressusciter les processions par la bicyclette. Ne serait-ce pas à la fois exquis et sanctifiant de contempler sous le dais empanaché un prélat portant l'ostensoir sur un tricycle doré, et derrière lui, la théorie multicolore des suisses pourprés, des blancs enfants de choeur, des soeurs bleues et des pénitents gris — tous sur des Rudge et chantant des hymnes ?

O sainte Pédale ! O saint Pneumatique! Priez pour nous ! Ora pro nobis !

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