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    Causerie

    Ayant assisté par devoir professionnel à l'exécution de Caserio, j'ai vu de mes yeux les moindres détails du dernier acte de ce drame sombre, commencé au sortir de la Bourse le 24 juin et terminé le 16 août, non pas par la chute du rideau, mais par la descente du couperet de la guillotine. Les impressions que j'ai recueillies sur cette scène désormais historique ont donc, à défaut d'autre mérite, une valeur documentaire et l'exactitude de la chose vue. C'est pour ainsi dire une suite de photographies instantanées qui vont défiler sous les yeux du lecteur.

    C'est à trois heures du matin que le montage de la guillotine a commencé. Il fait encore nuit. Une mauvaise lanterne d'une main, son éternel parapluie de l'autre, Deibler en surveille les opérations minutieusement. On croit assister à la construction précise et délicate de quelque instrument scientifique. Et le bourreau lui-même, tout de noir vêtu, avec son profil assez fin, ses gestes lents et doux, ressemble à quelque vieux savant préparant une expérience... Tout le travail matériel est fait par les aides, robustes gaillards vêtus de bourgerons, qui tout à l'heure vont arborer, eux aussi, la redingote et le chapeau de « cérémonie » ... Les vêtements noirs sont d'obligation pour faire jaillir le sang rouge...

    Au bout d'une heure la machine se dressait, complète et sinistre, avec le couperet triangulaire emmanché sous la masse de plomb, au sommet des deux montants. Devant, le panier où roulera la tête ; à droite, celui qui va recevoir le corps. C'est alors que Deibler et son fils font la répétition dernière : l'un soutient le couteau au moyen d'une corde et d'une poulie, tandis que l'autre fait jouer le déclic pour s'assurer que rien n'arrête le glissement de l'appareil dans ses rainures de cuivre.

    Le jour est venu, un peu voilé par le gris très doux des nuages légers. Il répand sur l'instrument de mort, peint en vert sombre, des lueurs presque caressantes qui font miroiter le triangle d'acier prêt à s'abattre. On entend comme une houle mêlée de cris indistincts : c'est le bruit de la foule qui s'accumule à soixante pas environ du carrefour de l'exécution, maintenue par les cuirassiers dont la poitrine de fer étincelle. Les fenêtres et les toits sont garnis de curieux, parmi lesquels des femmes et des enfants tout petits. Il plane sur les êtres et les choses comme une angoisse lourde...

    Quatre heures et demie... Le fourgon qui a amené les bois de justice s'éloigne avec l'exécuteur et ses aides. Il n'a que cinquante mètres à faire pour gagner la prison. On nous apprend que Caserio, réveillé à quatre heures et demie, a « flanché » comme on dit en argot de prison. A peine s'il a pu répondre quelques mots aux questions traditionnelles qu'on lui a posées. Depuis le réveil il a des frissons, des sueurs d'effroi, des demi-défaillances qui le font vaciller sur ses jambes. Pour la première fois, le monstre est ému, mais pour lui-même, se voyant en face de l'inévitable mort...

    L'anxiété redouble parmi les assistants qui forment, autour de la guillotine, un silencieux cortège. Il est quatre heures cinquante- quatre, un mouvement se fait devant la prison, les soldats portent les armes, et l'on voit le vieux cheval blanc, qui traîne le fourgon où sont l'assassin et les exécuteurs, apparaître sous le portique de Saint-Paul. La voiture arrive, suivie des gendarmes à cheval, des magistrats et de l'aumônier. Elle se range du côté gauche de la guillotine, de sorte que le condamné ne puisse pas l'apercevoir en descendant du fourgon par l'escabeau que Deibler vient de poser.

    Le misérable se montre enfin soutenu par deux aides. Il a les bras liés derrière le dos ; la chemise, échancrée largement, lui fait comme un décolletage d'où émergent des épaules et un torse de jeune athlète... Il se retourne face à la guillotine... La sensation que j'ai eue là, en apercevant ce visage convulsé et livide indiciblement, est inoubliable. Ah! l'effroyable masque avec cette contracture des traits, ces yeux presque rendus verticaux par l'épouvante, cette expression à la fois de terreur profonde et de férocité impuissante!... Mais les aides le prennent par chaque bras. Caserio en ressent comme une commotion galvanique. Ses lèvres s'agitent sept ou huit fois sans qu'un son puisse en sortir. Cependant ces mots s'échappent faiblement, arrêtés par la peur que tout son être sue : Courage, camarades... Deibler fait un signe. En un clin d'oeil le condamné est couché sur la bascule. Il achève faiblement sa phrase : Vive l'anarchie. Et pendant la courte seconde où il la prononce, une lutte terrible s'engage...

    Désespérément, l'assassin s'est arc-bouté de la tête contre la partie pleine de la lunette. Il réussit à se relever à moitié sur le côté droit par un effort si énorme de tous les muscles qu'il semble que ses liens vont éclater. Mais, d'un formidable coup de poing dans le dos, Deibler l'aplatit sur la planche, les aides poussent le corps, on voit, pendant la durée d'un éclair, la tache pâle de la tête de l'autre côté de la lunette. Un bruit sourd ; une large section rouge remplace la tache pâle ; la tête roule dans le panier au milieu de sifflantes giclées de sang, — tandis qu'un peu plus loin crépitent, inattendus et réconfortants, les applaudissements de la foule à laquelle l'horreur du supplice n'a pas fait oublier l'exécrable forfait du supplicié.

    Telles sont mes impressions de témoin oculaire. Ma conviction très nette est que Caserio n'a pas su vaincre la peur. Deibler l'a dit : Il fléchissait. C'est un fainéant. Il ne voulait pas mourir.

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