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Causerie

Je ne suis pas de ceux qui n'ont que du dédain pour les fêtes populaires. J'aime cette joie de vivre qui semble, ce jour-là, palpiter dans l'âme des foules, cet entrain patriotique qui fait battre les cœurs et partir les cris de Vive la France ! , quand passent dans la noble poussière des revues les petits pioupious bien astiqués.

J'aime aussi les drapeaux tricolores flottant dans le ciel clair; les lampions qui s'allument, modestes mais touchants, à la fenêtre fleurie de Jenny l'ouvrière, et les fusées brillantes des feux d'artifice, qui s'épandent dans Ia nuit bleue comme des poussières d'étoiles.

La journée de mardi a été admirable à Lyon. On ne pouvait souhaiter un temps plus beau, et il semblait que la gaîté du ciel se reflétait dans les âmes, tant les milliers de promeneurs qui se pressaient dans nos rues et sur nos quais témoignaient d'allégresse et de bonne humeur.

Mais j'estime que le spectacle offert à cette brave population n'était pas absolument digne de la seconde ville de France. C'est toujours le même programme dont on commence à être un peu rebattu. Je ne sais même pas si cette année on n'a point rogné quelque chose sur le crédit précédemment consacré à la Fête nationale.

Certes on a eu tort. Lyon est assez riche pour ne pas lésiner sur son budget de réjouissances publiques. A Paris il en est autrement. La municipalité ne néglige rien pour que le 14 Juillet ait toujours autant d'éclat que par le passé. On s'ingénie à faire mieux et à faire neuf, et l'imagination inépuisable de M. Alphand enfante chaque année des merveilles inédites.

Je sais bien qu'à Lyon il nous manque un M. Alphand. Mais ce n'est pas une raison pour ne point trouver quelque chose. Or, les organisateurs officiels de nos fêtes publiques sont de plus en plus au-dessous de leur tache. Le déclin est malheureuse ment trop visible. C'est ainsi qu'on a donné l'année dernière au Grand-Théâtre une très belle représentation gratuite de Marceau.

Mardi, le peuple souverain n'a eu pour tout potage qu'un mauvais spectacle-concert organisé aux Célestins, — et encore toutes les meilleures places étaient-elles retenues d'avance par ces messieurs du Conseil municipal et leurs augustes familles. Nos édiles ne semblent pas s'apercevoir que ce jour-là, au moins, les élus doivent s'effacer respectueusement devant les électeurs.

Mais ceux qui célèbrent la fête nationale avec le plus d'enthousiasme sont les nouveaux chevaliers de la Légion d'honneur. Le ruban rouge, dirait Joseph Prudhomme, est certainement le plus beau jour de leur vie. On en cite même qui ont louché pendant des mois entiers, pour avoir glissé des regards on coulisse trop obstinés vers la boutonnière, où la petite tache pourpre fait si bon effet.

Le gouvernement s'est montré généreux cette année pour les hommes de lettres et les journalistes. Chose plus rare, les décorations qu'il a données dans notre monde ont toutes été bien accueillies. J'en excepte toutefois la promotion dont a bénéficié M. Camille Doucet, le secrétaire perpétuel de l'Académie Française.

Grand-officier M. Doucet ! Excusez du peu ! Mais alors que donnera-t-on à ceux qui ont vraiment du talent?

On peut dire du nouveau grand-officier ce qu'Annibal de l'Aventurière disait de son oncle le chanoine :

On n'en cite qu'un trait, mais qui dura longtemps, Car c'est d'avoir vécu quatre-vingt-dix huit ans

Le plus clair mérite de M. Doucet c'est en effet d'avoir donné pendant de longues années à ses contemporains l'exemple de la médiocrité prudhommesque. Il a fait des pièces qui sont des modèles de platitude. Tout le monde connaît le distique célèbre, qui passe pour son chef-d'œuvre :

Considération, considération. Ma seule passion, ma seule passion

L'art poétique de M. Doucet est résumé dans ces deux vers. Ils sont comme la synthèse de sa vie et de son talent. Sa muse porte des lunettes d'or, une redingote et un gilet blanc comme un parfait notaire, et sa lyre est un rond de cuir.

Et voilà ce chef de bureau, rimant malgré Minerve, bombardé grand-officier de la Légion d'honneur, alors que des généraux couverts de gloire et de blessures marquent le pas derrière lui, alors surtout que des hommes de lettres qui sont l'honneur de là littérature contemporaine attendent encore la simple rosette d'officier!

On m'a raconté l'autre jour un bien joli mot de « père d'actrice.

Vous devriez, lui disait quelqu'un, engager votre fille à faire comme la plupart de ses camarades en prenant un pseudonyme. Vous m'insultez, monsieur, répondit avec une noble indignation cet autre M. Cardinal. Si jamais ma fille avait le malheur de suivre votre ignoble conseil, je lui casserais les reins à elle et à son pseudonyme!
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