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    Causerie

    Lyon, le 19 juillet 1894

    Je ne sais si tout le monde a bien compris la portée de la discussion qui vient d'avoir lieu à la Chambre, sur le point de savoir si nous aurons l'impôt sur le revenu ou sur les revenus. On ne se doute pas de l'’importance du débat entre ce le et ce les. Car si le l'avait emporté, nous étions menacés d'une inquisition en règle que le fisc aurait exercée chaque année dans chaque famille. Par bonheur le a été battu par les...

    Nous l'avons en dormant, madame, échappé belle !

    Et remarquez qu'il ne s'agit pas seulement d'une loi politique n'intéressant que certaines catégories de citoyens. Pour commencer, tout Français gagnant plus de quatre mille francs par an aurait été astreint à faire la déclaration du chiffre exact de son revenu, déclaration qui eut servi de base au nouvel impôt et contrôlée par des répartiteurs ayant le droit d'abord de vérifier par tous les moyens la déclaration et de fixer définitivement la carte annuelle à payer par les contribuables.

    On voit d'ici le fonctionnement d'un pareil système et toutes les querelles qu'il eût allumées dans chaque commune. Quel merveilleux instrument de haine et de discorde pour diviser tous les Français ! Mon voisin — un bon villageois qui ne m'aime pas — se trouve être parmi les répartiteurs. Me voilà non seulement contraint de lui raconter le détail de ma situation et de mes affaires, mais encore taillable et corvéable à sa merci. Et je ne résisterais point ! Mais ce serait tout simplement la guerre civile à l'état chronique d'un bout de la France à l'autre...

    M. Clovis Hugues a fait là-dessus une bien jolie chanson qui a eu les honneurs de la tribune, à la grande confusion du chansonnier obligé de renier publiquement sa muse, car il vote aujourd'hui pour l'impôt sur le revenu. Le poète met en scène les fameux répartiteurs qui dans le projet de M. Cavaignac ou de M. Jaurès auraient pu jongler avec l'avoir de leurs contemporains.

    Quand ils iront en Normandie - Pour imposer le revenu, Il leur faudra du génie Pour dégager cet inconnu. — Voulez-vous me dire mon bonnemine Combien vous vous faites par an ? — Par an... Ça dépend de la pomme; Ce n'est pas riche un paysan.

    Puis le dialogue se continue entre le répartiteur et sa victime ; en voici la conclusion :

    A la fin des fins tu m'assommes. J'écris : tu te fais mille écus... — Mille écus ! il faudrait des pommes Pour donner de tels revenus ! Après cela tout à votre aise : Ecrivez ce qu'il vous plaira. Mais de Bernay jusqu'à Falaise S'il faut plaider l'on plaidera. Nous vous montrerons qui nous sommes ; Et quoiqu'on n'en ait pas des tas. Il faudrait n'avoir pas de pommes Pour ne pas prendre d'avocats !

    Et on peut être sur que dans une telle situation tout le monde en France serait de Normandie. Les gens de robes qui vivent de procès, y gagneraient sûrement ; mais les contribuables ?... D'autant que si, au début, les personnes tirant plus de quatre mille francs par an de leur capital ou de leur travail devaient être seules frappées par l'impôt, M. Cavaignac a ou l'amabilité de nous prévenir que, pour alimenter le budget, il serait plus tard nécessaire d'abaisser considérablement ce minimum, — de sorte qu'en fin de compte, tout un chacun, rentier, commerçant, ouvrier ou employé, eût été touché, soumis à la même inquisition insupportable, au même arbitraire ruineux de la part des répartiteurs.

    En Prusse, ce délicieux système fonctionne depuis 1891. C'est d'ailleurs à cette source allemande que M. Cavaignac a emprunté la plupart des articles de loi de son projet. Or, si discipliné, si opprimé même par son gouvernement féodal que soit ce pays, une opposition violente a surgi contre l'impôt sur le revenu et la déclaration obligatoire. Résistance trop justifiée, puisque les commissaires vont jusqu'à demander aux contribuables, pour être plus certains de leurs ressources exactes : « combien ils dépensent d'argent de poche, combien ils dépensent au café, en abonnements de journaux, pour des loteries, combien ils emploient pour l'éducation de leurs enfants, etc. etc. »

    Imaginez le contribuable français obligé de subir cet examen ridicule et odieux ! Au bout d'un an il faudrait changer de régime, autrement ce serait tout simplement une Révolution.

    Les lecteurs me pardonneront d'avoir consacré une chronique à ce sujet qui sent le fagot, c'est-à-dire la politique. Mais il en valait la peine... D'ailleurs, je n'ai pas tout dit sur la panacée miraculeuse qu'on a failli nous faire avaler de gré ou de force. L'impôt en question était encore progressif. C'est à peu près le même que celui dont Denys le Tyran se servit si habilement jadis à Syracuse : Au bout de cinq ans les contribuables ne possédaient plus rien du tout !

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