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Causerie Lyon, 28 juin 1894.

Ah ! l'horrible, la tragique journée que celle de dimanche ! Il faudrait la puissance dramatique d'un Shakespeare pour en traduire l'épouvante. Aujourd'hui encore, après de longues heures passées dans le deuil, il semble que tout cela soit un atroce cauchemar...

Et pourtant, l'effroyable chose n'est que trop vraie. Le forfait qui est un opprobre pour l'humanité a bien été commis. Au milieu des joies populaires de nos fêtes, au milieu d'une immense population l'acclamant dans un élan d'enthousiasme tel qu'aucun chef d'Etat n'en inspira jamais, le vénéré président de la République, l'homme qui fut toujours un modèle de dignité, de dévouement et de bonté, a été frappé mortellement par le poignard du dernier des misérables.

Commencée triomphalement et dans l'allégresse, cette journée désormais historique si tristement, s'est terminée dans le sang. Brusquement l'apothéose s'est changée en une tragédie plus terrible que celle dont l'éloquence de Bossuet fît le récit, dans l'oraison funèbre d'Henriette d'Angleterre.

Et ce qui accroît encore la stupeur, c'est l'antithèse entre ces illuminations radieuses, ce feu d'artifice qui en même temps était tiré au Parc, ces vivats et ces chants, tout ce décor de fête, — et le crime monstrueux commis au sortir du Palais du Commerce, où le Président venait de célébrer la paix et la fraternité...

Quelle impression d'épouvantement, d'indignation et de douleur quand nous vîmes M. Carnot, affaissé et livide, le plastron de sa chemise plus rouge que le rouge ruban de la Légion d'honneur qu'il portait en sautoir, transporté de sa voiture dans la chambre où il allait mourir deux heures après, en de surhumaines souffrances !

Et quelle morne attitude, quel désespoir dans les coeurs, que de larmes dans les yeux, le lendemain, autour de ce convoi funèbre salué silencieusement par cinq cent mille citoyens ! Le voile de crêpe — image du noir de la nuit éternelle — qui assombrissait les drapeaux et les lampadaires, endeuillait aussi toutes nos âmes.

Sans doute la douleur de Madame Carnot, — la veuve respectée, l'épouse admirable de ce pur citoyen qui n'est plus — est inconsolable. Il n'est point d'adoucissement pour de tels chagrins. Mais ces témoignages d'unanimes regrets, mais ces pleurs de tout un peuple, mais ces regrets de toute l'humanité civilisée doivent cependant lui être chers. C'est un tribut d'affection comme aucun des grands morts de l'histoire n'en recueillit jamais.

M. Casimir-Perier, qui succède à Carnot, marchera dans la carrière avec le souvenir de ses vertus. La France et la République attendent beaucoup de lui. De l'impulsion que le magistrat suprême donnera à notre politique intérieure, dépend en effet l'avenir de la Patrie, car nous sommes à un de ces tournants décisifs de l'histoire où se joue le sort des peuples.

Le monde civilisé, en prenant le deuil de M. Carnot, n'obéit pas seulement à un sentiment d'hommage pour un noble martyr. Il se sent comme menacé dans les principes mêmes de sa vie. Le coup de poignard de Caserio frappe aussi la société en plein coeur. Si elle ne parvient pas à se ressaisir, à poursuivre sans faiblir contre l'anarchie une lutte impitoyable, jusqu'à complète extinction de ces nouveaux barbares plus féroces que ceux qui anéantirent l'ancien monde, c'en est fait de la civilisation.

A M. Casimir-Perier incombe le redoutable honneur de mener, l'arme haute, la démocratie à ce combat sans merci. Sus aux Attilas et aux Ravaillacs ! Tous les bons. Français doivent se grouper autour du successeur de M. Carnot pour former le carré, pour opposer une infranchissable barrière à l'anarchie qui monte, pour l'écraser enfin au nom de la France et de l'humanité.

M. Casimir-Perier a un nom qui est, comme celui de Carnot, synonyme de noblesse de coeur, de droiture énergique, de dévouement allant jusqu'au sacrifice. Nous sommes sûrs qu'il saura le porter dignement au faîte où l’a élevé la confiance des républicains. Il n'aura qu'à suivre les exemples légués par Carnot, dont le nom demeurera désormais immortel et vénéré dans la mémoire des hommes.

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