Sommaire :

Causerie. Lyon, 14 juin 1894.

Depuis l'autre dimanche, où fut couru le Derby de Chantilly, nous sommes entrés dans l'époque de l’année où s'accumulent les plus importantes solennités sportives. C'est l'apothéose du pur-sang. Pendant ces quinze jours « la grande période », comme disent les habitués du turf — le cheval est roi.

Tous les règnes éphémères qu'impose la capricieuse mode disparaissent devant le sien. Les intrigues parlementaires, comme les potins de Boulevard, les interpellations de M. Paschal Grousset et les échos sur Coquelin l'aîné ou la belle Otero, les indiscrétions sur l'adultère du jour ou sur la pièce de demain, c'est-à-dire ces mille papotages qui emplissent d'ordinaire les loisirs du Parisien, tout cela est remplacé par des renseignements sur l'état des chevaux, par des pronostics sur le prochain « great event », grand steeple d'Auteuil ou grand prix de Paris.

Et les héros du moment — ce jour-là les plus illustres bipèdes s'éclipsent devant les quadrupèdes — s'appellent Gospodar, Loutch et X..., celui qui n'est pas encore connu, le futur gagnant du grand prix de Paris, dont le nom sera dimanche célèbre à l'égal du plus illustre des savants ou des artistes.

Les grands chevaux de course, les émules de Gladiateur, les crooks, pour employer l'expression consacrée, sont vraiment d'heureuses bêtes. A part les quelques minutes d'effort que leur coûtent les luttes de l'hippodrome, leur existence est somptueuse et princière. D'abord élevés en de gras pâturages, soignés comme des enfants de millionnaires, on les loge ensuite en des boxs luxueux sur de moelleuses litières ; où les barbotages les plus exquis, les avoines les plus fines leur sont servis confortablement. Ils ont leurs valets de chambre et leurs médecins. Des mains blanches, baguées de diamants, des mains de duchesse, viennent à la veille des épreuves classiques, caresser leur encolure soyeuse, pour s'assurer qu'ils sont bien « en forme » et que le lendemain triompheront les couleurs de l’écurie. Et la victoire une fois enlevée, l'orgueilleux coursier est plus acclamé que M. Carnot en voyage. Enfin quand l'âge viril est venu, quand, chargés de gloire et de prix, l'heure du repos a sonné pour eux, ils deviennent sultans. Dans les haras de haute marque, on leur donne des compagnes de choix, auxquels ils accordent dans une mesure réglée, de façon à ménager leur santé, des faveurs qui se cotent jusqu'à dix mille francs l'une.

On le voit, la question sociale existe aussi bien pour les chevaux que pour les hommes. N'y a-t-il pas autant de différence entre le superbe gagnant du Derby et une misérable rosse de fiacre, qu'entre un millionnaire et un vagabond ? Pourquoi ces inégalités qui s'étagent du haut en bas de la nature ? Cruelle énigme et matière admirable à mettre en vers latins.

Si vous suivez les courses, — et qui ne les suit aujourd'hui ? — vous avez dû voir que le grand steeple-chase d'Auteuil, un prix de cent trente mille francs, s'il vous plaît, a été gagné par Loutch, appartenant à MM. Holtzer. Loutch est un magnifique cheval alezan, aux lignes puissantes, galopant à l'arrivée comme au départ avec la régularité de mouvements d'une machine parfaite. Il n'a fait qu'une bouchée de ses concurrents, parmi lesquels se trouvaient trois chevaux anglais, portant l'or et les espérances d'Albion. C'est donc une victoire nationale et en môme temps quasi-lyonnaise, car MM. Holtzer dirigent l’usine d'Unieux dans la Loire et ils comptent à Lyon de nombreux amis. On les a chaleureusement fêtés. C'était justice, l'écurie Holtzer étant aussi estimée que l’est peu l'écurie Ephrussi, dont le propriétaire fut si fortement houspillé l'autre jour à Chantilly, à la suite du succès inattendu de Gospodar.

Ce dernier incident a eu pour conséquences de remettre sur le tapis l'éternelle question du jeu aux courses. Une campagne assez vive a même été faite dans certains journaux contre le pari mutuel. Il est vraisemblable cependant que les choses resteront à peu près en l'état. Car si le jeu est chose toujours funeste en soi, il faut confesser qu'il est humain et éternel. Du jour où l'homme a formé un embryon de société, a dit quelque part un profond philosophe, il inventa aussitôt une liqueur fermentée et un jeu de hasard. Il ne faut donc pas raisonnablement songer qu'on le supprimera jamais. L'homme ne serait plus l'homme sans ses passions.

Ce qu'il convient de faire, c'est de les Canaliser pour ainsi dire, afin de les faire servir à des oeuvres humanitaires. Il semble que le pari mutuel réponde assez bien à cet objectif. D'une part, en effet, si le jeu était complètement proscrit des courses, elles mourraient, ce qui serait un désastre pour l'agriculture et un grand dommage causé à la défense nationale au point de vue de la remonte de la cavalerie. D'autre part, si le prélèvement de sept pour cent opéré sur le pari mutuel peut paraître onéreux aux parieurs, il est encore inférieur au gain normal que font à leurs dépens les bookmakers. Pour les deux cas, c'est évidemment une cagnotte. Mais dans l'un, le bénéfice va à des particuliers d'ordinaire moins qu'estimables, et dans l'autre il est affecté à des institutions de bienfaisance.

La suppression du pari aux courses paraissant impossible en raison des intérêts de l'élevage, mieux vaut donc s'en tenir au pari mutuel qui enrichit les pauvres, plutôt que de revenir au pari à la cote qui enrichit les bookmakers. C'est d'ailleurs ce qu'on paraît avoir compris en haut lieu. De sorte que prochainement, aux deux journées de courses du meeting lyonnais, le public pourra, comme par le passé, apporter sa pièce de cent sous aux baraques en bois du mutuel, en se disant que s'il est un peu joueur il se montre en môme temps charitable, ce qui est à la fois une excuse et une compensation.

droit d'utilisation : Licence Ouverte-Open Licence

Retour