Causerie
Dans un de ces villages noirs éclos par une sorte de magie sur les bords enchantés de notre lac de la Tête-dOr, et où d'habiles impresarii ont transplanté pour les visiteurs de l'Exposition le Sahara, le Sénégal et le Soudan, on vient de procéder à une cérémonie bien amusante.
Une négresse est accouchée d'une fille, nègre aussi et qui vraisemblablement continuera de l'être. Le nouveau-né, conçu sur la côte occidentale d'Afrique et mis au monde au parc de Lyon, se porte admirablement ainsi que sa mère, et on le baptisa en grande pompe la semaine passée. Fatou tel est le nom de cette jeune dahoméenne d'Europe eut même l'honneur d'être tenue sur les fonts baptismaux par M. Chevillard, le très sympathique adjoint au maire de Lyon.
A cette occasion on mangea beaucoup de couscous et de riz en chantant des mélodies à faire danser les singes ; après quoi il fut procédé à la cérémonie religieuse. Mademoiselle Fatou, enveloppée dans un pagne de luxe, a été apportée devant le marabout qui lui frotta la tête avec le sang d'un mouton fraîchement égorgé et lui rasa complètement les cheveux en prononçant des paroles sacramentelles. Puis toute la tribu, hommes et femmes, vint cracher à tour de rôle dans les oreilles et dans les yeux de la jeune « baptiste » en présence des invités.
Il parait que ceux-ci se montrèrent étonnés jusqu'à l'ébahissement. Cette stupéfaction était peut-être bien un peu excessive. Je ne prétends point que le baptême à la mode dahoméenne, surtout en ce qui touche le rite du crachat, soit un modèle de délicat symbolisme, mais notre baptême à nous n'est-il pas presque aussi singulier ? Chez nous on asperge le nouveau-né avec de l'eau salée et on loint avec de l'huile. S'il y avait quelques gouttes de vinaigre en plus, le baby serait accommodé en salade Est-ce que cela est beaucoup plus raffiné ?
Ne nous moquons pas trop des nègres et autres sauvages. Il est vraisemblable que ceux que nous considérons comme appartenant à des races inférieures en pensent tout autant de nous. Qui a tort ou raison en ceci ? Où est la vérité, en deçà ou au delà de la Méditerranée ? Ne sommes-nous pas d'étranges et féroces barbares, nous autres Européens, qui nous disputons pour avoir le secret d'engins comme celui rêvé par Turpin, devant tuer vingt mille hommes d'un seul coup ?
Petite Fatou, jeune négresse qui venez de recevoir un baptême au sang de mouton et au crachat, avec un parrain municipal, vous ne serez pas inférieure, quoiqu'on dise, à l'enfant blanc baptisé à l'huile et au sel, si plus tard, ayant grandi, vous devenez une bonne femme dévouée à ses enfants et à son mari ! Car, au fond, tous les hommes se valent quelle que soit leur race, leur couleur et le degré de leur civilisation. C'est la seule bonté qui fait entre eux des différences.
Encore un auteur traîné devant les tribunaux pour avoir donné à un personnage de sa pièce un nom porté par un monsieur existant réellement. Depuis moins de dix ans c'est bien la vingtième fois que la même aventure se produit. Jules Lemaître, Alphonse Daudet, Albert Delpit, Emile Zola, les de Goncourt, et des tas d'autres encore ont eu à subir des réclamations analogues. Si cela continue, les écrivains en seront réduits, comme on l'avait proposé dans une revue, à désigner leurs personnages par des numéros.
Ou bien encore il faudra imiter Hennequin qui composait des noms. Vauradieux par exemple le héros du fameux Procés Vauradieux ! fut fabriqué avec trois mots : veau, radis, oeufs; tout un menu ! Il paraît qu'aucun homonyme ne se rencontra. Mais le même Hennequin fut moins heureux avec un certain fabricant de moutarde de vaudeville qu'il avait appelé Moulinard. Un Moulinard en chair et en os surgit pour réclamer violemment.
Albert Delpit avait la guigne noire pour ces sortes de désagréments. Après avoir subi une querelle assez vive avec un M. Brunequel qui protesta contre remploi de son nom dans le Fils de Coralie, le si regretté romancier eut l'idée, pour ne pas s'exposer au même danger, d'appeler ses personnages du nom des localités inscrites dans le Dictionnaire des Communes. C'est ainsi qu'il baptisa Chamisey commune du département de l'Indre le héros d'un de ses romans. O déveine ! Il y avait à Nice un Chamisey qui se fâcha tout rouge.
Au temps de Molière les choses se passaient plus commodément. L'auteur de Tartuffe rencontre un petit apothicaire qui lui paraît un amusant donneur de clystères. Il lui demande son nom : Fleurant ! Quel nom exquis pour caractériser quelqu'un qui ne parle point toujours à des visages ! Et aussitôt Fleurant est mis dans le Malade imaginaire et devient immortel.
Les Tartempions d'aujourd'hui feraient bien mieux de prendre modèle sur monsieur Fleurant, plutôt que d'envoyer du papier timbré quand ils voient leur nom sur la scène ou dans un livre. Car ils n'ont pas d'autre moyen de le transmettre à la postérité.





