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Causerie, Lyon, le 31 mai 1894.

L'inauguration de L’Exposition coloniale de Lyon a été une solennité assurément point banale, et je ne crois pas qu'on ait souvent vu en France un cortège officiel aussi curieusement composé, avec ce bariolage de costumes exotiques et d'uniformes, avec ce mélange de races, réunissant dans la même tribune l'Europe, l'Afrique et l'Asie.

Les Lyonnais virent défiler devant eux, entourés de messieurs en habit noir faisant mieux ressortir encore nos hôtes, les princes tunisiens coiffés de la rouge « chéchia », chamarrés d'or et de décorations ; les résidents généraux, tout au moins M. Rouvier, presque aussi dorés et empanachés ; le troisième prince régent d'Annam et ses fonctionnaires aux robes de soie éclatantes d'où émergent leurs petites têtes grêles à physionomie diplomatique; et enfin les trois chefs arabes avec leurs bottes de maroquin rouge, le long burnous blanc et le turban lourd encadrant des profils de médaille — superbes rejetons d'une race conquise mais demeurée belliqueuse et fière.

Ces derniers ont été les plus admirés. Chacun des trois départements de l'Algérie était représenté par un de ces grands seigneurs arabes d'allure chevaleresque, d'hospitalité fastueuse, de courage magnanime qui sont pour la France d'efficaces et fidèles alliés, toujours prêts à verser leur sang pour elle.

L'un d'eux surtout, Sidi Ben Ganah, caïd de Zibans de Biskra, — celui qui portait un turban noir, — est un type merveilleux de sa race. A côté de lui, le prince Taïeb et son ministre de la Plume, bien qu'ils soient Turcs, c'est-à-dire que leurs ancêtres aient dompté les Arabes, ont l'air de bons bourgeois rassis et même un peu fatigués.

C'est d'ailleurs une vieille connaissance pour les Lyonnais que Taïeb-Bey. Ce n'est pas la première fois qu'il séjourne à Lyon. Il y a cinq ans, il y résida plusieurs jours. Il vint même visiter l'installation du Progrès, et devant les rotatives Marinoni, dont les cylindres faisaient jaillir devant lui cent mille exemplaires à l'heure, il eut ce mot ingénu et charmant : Je vois bien l'écriture, dit-il en prenant un journal et regardant curieusement la machine en marche, mais je cherche en vain ceux qui écrivent !

Au lendemain des fêtes coloniales, la fête de Jeanne-d'Arc. Trop de fleurs dirait Calchas ! D'autant plus que, par suite de circonstances locales, la fête en l'honneur de la bonne Lorraine ne saurait avoir ce caractère d'unanime enthousiasme que les patriotes auraient voulu lui voir prendre. C'est l'Eglise qui a pris la tête du mouvement. Accaparement d'autant plus regrettable que Jeanne d'Arc appartient à tous ceux qui aiment la France, et que ceux qui voudraient aujourd'hui monopoliser son culte sont les successeurs de l’évêque Pierre Cauchon, son répugnant tortionnaire.

Car s'il convient à l'Eglise de sanctifier aujourd'hui la Pucelle, cette volte-face politique ne saurait faire oublier que c'est elle qui la brûla vive au nom de l'orthodoxie catholique. Toute une école, comprenant des ecclésiastiques et des journalistes cléricaux, a eu beau se fonder pour donner le change, pour représenter Cauchon comme un évêque « temporel », non ordonné prêtre, il n'en reste pas moins acquis que l'évêque de Beauvais était au contraire un vrai prêtre, agissant au nom du cardinal Winchester et de Rome. Dans le mois qui suivit le crime, il procédait encore à des ordinations. Et juste un an après, il fut nommé, par le pape, évêque de Lisieux.

Oui, nous disent les écrivains-bedeaux, mais le pape l'excommunia en cette qualité. Le fait est en effet exact. Seulement, ce qu'on se garde bien d'ajouter, c'est que Cauchon encourut cette peine non pas pour l'assassinat commis par lui, non pas pour avoir été le bourreau de la grande Française, mais pour une question d'argent, parce qu'il se refusait absolument à payer au pape la somme ronde de quatre cents florins d'or due pour son intronisation. Dès qu'il se fut exécuté, il rentra aussitôt dans le giron de l'Eglise. Il mourut subitement à Rouen, onze ans après le crime, d'une attaque d'apoplexie pendant que son barbier le rasait. On lui fit des funérailles d'évêque, processionnellement, en grande pompe dans l'église de Saint-Condé-le-Vieux à Rouen, et on pouvait voir hier encore son sépulcre dans la cathédrale même de Lisieux.

Ce monstre appartient donc bien à l'Eglise. Au lieu de chanter des Te Deum au jour anniversaire de la mort de Jeanne, les successeurs de Cauchon pourraient y aller de leurs meà culpa !

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