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    Causerie, Lyon, le 24 mai 1894.

    M. Simon vient de faire au Grand-Théâtre une tentative fort curieuse, mais qui n'a guère réussi, en montant la Passion. Ce drame biblique est, paraît-il, traduit de l'italien. Venue du Tyrol, et pastichant d'assez près les mystères d'Oberammergau, cette adaptation au théâtre de la légende sacrée obtint au delà des Alpes un énorme succès. A Marseille, d'où arrive M. Simon, le succès n'a pas été moindre. Le public s'y porta en masse pendant plus de cinquante représentations. Les prêtres, les congrégations religieuses, les élèves des couvents y affluaient : chaque jour on trouvait, en balayant la salle, des chapelets sous les banquettes !

    A Lyon, au contraire, l'impression a été nettement mauvaise, et ce fâcheux accueil a causé une grosse déception à l'imprésario. A mon sens il devait s'y attendre. Lyon n'est pas le Midi. En Provence et en Italie surtout, la religion et le théâtre voisinent encore assez volontiers, à la grande joie des foules. Le populaire adore ce mélange du profane et du sacré, qui s'étale dans les fêtes publiques et forme pour lui un spectacle familier.

    Un ami me contait à ce propos le fait suivant dont il a été témoin dans la banlieue de Naples. C'était jour « de vogue » comme nous disons à Lyon. Un capucin prêchait en plein vent sur la place du village, tandis qu'à côté de lui une baraque de Polichinelle exhibait ses boniments et ses marionnettes. Mais la farce avait un tout autre succès que le sermon, et notre moine faisait un four noir. Il eut alors une inspiration de génie : Le voilà, le voilà, s'écria-t-il, en brandissant son crucifix, le véritable Polichinelle ! Et ce fut à son tour de faire recette...

    On conçoit qu'en un pays où la religion revêt sans choquer personne ces allures foraines, la Passion puisse réussir au théâtre. Il n'en va pas de même en cette grave cité lyonnaise qui a pour habitude de prendre au sérieux les choses sérieuses. Nous avons ici deux saintes collines, l'une, catholique, l'autre de pensée libre, qui symbolisent admirablement les deux camps opposés : Fourvière et la Croix-Rousse. Les fidèles de la première ont une ferveur absolue, et les adeptes de la seconde, qui forment d'ailleurs la majorité, ne sont pas moins entiers dans leur doctrine contraire. Les sceptiques ne comptent pour ainsi dire point. En présence d'états d'âme aussi tranchés, le drame biblique importé par M. Simon était exposé à sombrer sans rémission.

    Tel fut son destin. Les catholiques se sont senti atteints dans leur foi en voyant leur Dieu sur ces planches où se trémoussaient quelques jours avant les tutus pailletés des danseuses de Suzette, et qui appartiendront demain au naturalisme de Pot-Bouille ; — tandis que les libres-penseurs dirent très haut, et avec beaucoup de bon sens, que ce spectacle d'Eglise n'était point de leur goût.

    J'estime pour ma part que tous avaient raison. Le théâtre n'est pas un lieu où l'on va comme au sermon. A chacun son métier et les âmes seront bien gardées. Au surplus, les artistes ni les penseurs ne sauraient, pas plus que les croyants ou les mécréants, assister à une pièce de ce genre sans en être blessés tout au moins dans leur idéal purement littéraire. Qu'on ait sur la divinité de Jésus une opinion orthodoxe, ou que l'on croie au contraire qu'il fut un de ces Initiés sublimes comme Rama, Hermès, Moïse, Orphée et Pythagore dont la mission fut de faire revivre les vérités de philosophie et de morale éternelles qui sont la raison d'être et le but de l'humanité — on ne saurait contester la grandeur du Christ. Le Nazaréen — homme ou dieu, — qui mourut pour affirmer la doctrine de la fraternité « aimez-vous les uns les autres, » a droit au respect infini de tous ceux qui pensent. Et nous devons professer avec Renan que sa légende fut la plus pure et la plus enchanteresse de toutes celles qui demeurent dans le souvenir des hommes.

    Cette figure idéale n'est donc pas faite pour la représentation grossière et cabotine que le théâtre, fatalement, lui inflige. Pour les mystiques, Jésus doit rester au sanctuaire. Pour ceux qui, avec nous, le jugent comme le plus grand parmi les grands sages, ils ne veulent voir son image que dans les chefs-d'oeuvre de l'art et ne chercher sa parole inspirée que dans le Verbe du Nouveau Testament.

    Mais tu n'avais pas prévu, ô Christ, ce suprême Golgotha : l'Ambigu-Comique !

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