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Causerie

Nous avons au Progrès un correspondant anonyme qui, régulièrement, depuis des mois, nous écrit presque toutes les semaines pour se plaindre que l'examen des bulletins de l'état civil à Lyon fasse ressortir un excédent des décès sur les naissances. Ce résultat fâcheux met ce bon Français hors de lui : Je suis indigné, nous écrit-il, et je vous prie M. le Rédacteur, de vous faire l'écho de mon indignation. Encore un mois où il est mort à Lyon plus de gens qu'il n'en naquit ! Mais que font donc les maris ? Que font donc les femmes ? Leur stérilité est un danger public. Que deviendra la France, je vous le demande Monsieur, si on n'y fait plus d'enfants ? Il faut à tout prix, que la presse, qui est aujourd'hui si puissante, parvienne à conjurer ce péril national !

Il est de fait qu'en additionnant les naissances et les décès, d'après les chiffres du Bulletin municipal, depuis le 1er mai 1891 jusqu'au 31 mars 1894, on obtient un excédent de 3,344 décès. Sans l'afflux des étrangers qui s'y fixent, Lyon perdrait chaque année des habitants. Et il en va ainsi dans toute la France, alors que les autres nations d'Europe ont gardé les vertus prolifiques des vieilles races. Le mal est donc profond. Le moyen d'y Remédier ? Par la presse, répond notre correspondant.

Voilà qui est bientôt dit. Mais comment des articles de journaux pourraient-ils amener la renaissance des grandes familles ? Comment empêcherions-nous M. Pontbiquet ou M. Champignol de régler leurs effusions d'amour conjugal, de telle sorte que Mme Pontbiquet et Mmr Champignol ne mettent au jour qu'un ou deux rejetons, et cela par égoïsme bourgeois, pour vivre plus tranquille, pour ne pas diviser à l'excès le patrimoine familial ? Comment enfin, ferions-nous qu'il y eût plus de maris vert-galants et moins d'épouses infécondes ? Je vous assure, mon cher correspondant, que si nous avions ce pouvoir surhumain, toutes les familles lyonnaises seraient bientôt pourvues de sept enfants chacune...

Malheureusement c'est une tâche où ne sauraient suffire les forces réunies de toute la presse lyonnaise. Là où il faudrait jeter les germes puissants, nous ne pouvons jeter qu'un cri d'alarme. Nous le faisons très volontiers, car la situation est grave. Cette question d'alcôve est, en somme, le fondement même de la défense nationale. Faites beaucoup de petits enfants, ô femmes de France, pour que sur la frontière il y ait aux heures suprêmes beaucoup de petits soldats !

La frontière! C'est là, j'en suis sûr, qu'espérait tomber, face à l'ennemi, cet infortuné général Ferron qui vient de trouver à Lyon une mort si inattendue. J'imagine que l'agonie de cet homme du devoir a été assombrie par cette pensée, qu'au lieu de mourir bêtement d'une chute de cheval sur un champ de manoeuvre, un champ de bataille gagnée aurait pu lui servir de tombeau et d'apothéose. Il y a quelque chose de douloureusement ironique dans cet accident banal, infligeant une mort de pékin à un soldat de Malakoff.

Le général Ferron mérite de tous les patriotes l'hommage respectueux d'un dernier salut. Ce fut lui qui assuma et accomplit la rude tâche d'arracher du coeur de l'armée les ferments prétoriens t que lui avait inculqués un chef indigne, disparu depuis par un suicide de Don Juan désabusé. A cette heure trouble, où la démocratie semblait oublier les leçons du passé et méconnaître les devoirs du présent dans un coup d'inexplicable et folle ivresse, Ferron rendit à son pays un service dont l'histoire se souviendra.

De Ferron à Terront la transition est facile : il n'y a qu'un T à mettre à la place d'un F. Presque au même moment où les restes mortels du général en chef de l'armée des Alpes sortaient de Lyon, le général en chef des bicyclistes, l'invincible Charles Terront y faisait son entrée solennelle et acclamée. Et je vous prie de croire qu'il n'y a dans cette phrase majestueuse aucune exagération de forme ni de fond. « Le recordman » de Rome-Paris a eu dans notre bonne ville un accueil de triomphateur.

J'ai eu l'heureuse fortune d'assister à son arrivée. C'est un gaillard râblé, de taille moyenne, brun de peau et de poil. Ce roi du bicycle a des allures bon garçon : pour montrer que sa longue course ne l'avait pas fatigué, il allongea devant nous un formidable coup de poing dans le dos de l'un de ses entraîneurs. Aimable familiarité de souverain à sujet ! Le sujet fit la grimace, mais la foule eut un vrai délire d'enthousiasme. Et après avoir avalé un bifteck à la succursale de Rudge, le « grand Charley » fit ses adieux aux Lyonnais, plus envié et plus fêté que M. Carnot en voyage.

N 'est-ce pas Caligula qui fit son cheval sénateur? Pour peu que la chose lui agrée, il ne tient qu'à M. Terront d'être député et d'entrer au Parlement avec sa bicyclette !

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