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Causerie Lyon, 19 avril.

Nous sommes menacés à Lyon d'une exposition que M. Claret n'avait point prévue et qui n'offrira rien de commun avec le spectacle magique qu'on nous prépare dans les bosquets du Parc. Je veux parler de l'armée pullulante des mendiants, qui, en prévision des cinq mois de fêtes de l'Exposition universelle, ont choisi Lyon comme leur centre d'opération et leur quartier général.

Un de nos confrères quotidiens a déjà poussé le cri d'alarme, et toute la presse s'est associée à ses très justes observations. Seulement ç'a été une protestation dans le désert. Mr « Qui-de-Droit » a fait la sourde oreille. Et nos quais, nos places, nos squares, nos rues les plus fréquentées continuent à présenter sur certains points l'aspect enchanteur d'une petite cour des miracles.

En outre des mendiants du cru, de ceux qui, munis d'autorisations régulières, exercent à la même place depuis des années, comme des commerçants patentés restant fidèles à la même boutique, nous jouissons en effet d'une copieuse importation de truands. De tous les points de l’horizon, ils sont accourus, traînant la jambe, étalant d'horrifiques et savantes guenilles. Marmiteux de profession, habitués à calculer exactement ce que peut rapporter le capital de leurs infirmités, tous ont compris que l'Exposition de Lyon serait pour eux l'occasion d'exceptionnelles recettes.

Et spontanément, comme mus par un secret mot d'ordre, sans comité supérieur et sans règlement d'aucune sorte, ils ont constitué une section spéciale pour exposer sur tous les points de Lyon où afflueront les foules, tout ce que l'industrie de la mendicité a produit de plus perfectionné en ce siècle de progrès.

Il y a là une situation fâcheuse dont Mr « Qui-de-droit », si impassible qu'il ait coutume d'être, devrait, cependant se préoccuper sans retard. Ce n'est pas à la veille du jour où notre grande cité va recevoir dans ses murs des milliers d'étrangers, qu'il serait expédient de la laisser envahir par des vagabonds, pour la plupart, fort peu intéressants et parfois même dangereux. La police et l'assistance publique ont l'obligation de remédier à cet état de choses : la première en appliquant la loi aux malandrins, la seconde en soulageant les réelles misères.

Nous venons d'avoir une semaine intéressante au point de vue théâtral. C'est déjà le commencement de la saison d'été. Au Grand-Théâtre l'opéra a cédé la place à l'opérette, et, aux Célestins le vaudeville à couplets a détrôné la comédie. Cousin et Cousine est une grosse pochade, bouffonne jusqu'à la charge la plus échevelée. Ainsi, le principal personnage de la pièce est un notaire qui, pour aguicher les clients, fait chanter le contenu de ses affiches de vente par l'orphéon de la localité. Toute la pièce est sur ce ton. On y voit encore un pensionnat de jeunes filles dans une caserne, et ces demoiselles ont pour professeur de maintien et surveillante une cascadeuse de Bullier et du Moulin-Rouge ! On peut s'amuser beaucoup au spectacle de cette folie, pour peu qu'on soit de bonne humeur et de digestion facile. Ce sont de ces choses qu'il faut aller voir avec le ferme propos de rire : une fois qu'on a commencé de s'esclaffer et qu'on est dans le train on ne s'arrête plus.

Mais le Voyage de Suzette aura certainement un succès de meilleur aloi et plus fructueux. Tout le monde connaît cette odyssée d'une jolie femme accompagnée de son père, un savant grotesque, comme le sont au théâtre tous les savants. C'est le cadre ordinaire des féeries à grand spectacle qui promènent le spectateur de tableaux en tableaux à travers les cinq parties du monde. Mettez là-dedans quelques joyeux comiques, de belles filles à la voix claire, des ballets somptueusement vêtus, des intermèdes excentriques, un peu de musiquette entraînante, et le public est satisfait. Il le fut lundi soir et de la façon la plus enthousiaste. Suzette est représentée par une exquise parisienne, Mlle Decroza, avec laquelle on ferait volontiers le plus lointain voyage, même celui du pôle Nord, - certain que malgré les banquises on n'y aurait pas froid. Il faut la voir avec son costume de clown, superbement moulée dans le maillot noir : c'est d'une plastique digne des Dianes antiques, avec plus de sveltesse et de grâce. Et, par surcroît, la comédienne a de l'entrain et la chanteuse une voix brillante. Mlle Decroza a recueilli autant de bravos que le grand ballet aérien qui est le clou de cette reprise. Il faut aller voir ça : c'est prestigieux et charmant. Imaginez-vous sept femmes-libellules qui voltigent en l'air comme des oiseaux, s'y promènent, y prennent des attitudes de tableaux vivants, se posent sur des voiles de gaze comme des papillons sur les fleurs - et le tout sans qu'il soit possible de distinguer le fil mystérieux par où d'invisibles machinistes les transforment ainsi on « légères hirondelles ». Ce n'est plus seulement la « Mouche d'Or » que nous vîmes jadis en d'autres féeries, mais tout un essaim de femmes ailées qui feraient penser aux ascensions mystiques, si elles ne revenaient point saluer en exécutant des entrechats et des pointes sur le plancher des simples ballerines.

Et puis, il y a encore dans le Voyage de Suzette un cirque avec de vrais clowns, une cavalcade, un grand défilé, bref, tout ce qu'il faut pour faire la joie des familles.

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