Sommaire :

Causerie Lyon, 22 mars.

Le gros tapage fait dans la presse, à propos des opérations malheureuses tentées dans un hôpital parisien par un praticien lyonnais, a remis sur le tapis la question toujours douloureuse, et malheureusement toujours d'actualité, des abus commis par la chirurgie. Il est hors de doute que nos chirurgiens d'aujourd'hui ont une détestable tendance à jouer du bistouri, sans se demander s'il ne vaudrait pas mieux soigner que couper ou arracher. Il leur arrive de faire des opérations sans nécessité, pour rien, pour le plaisir. Vous souvenez-vous de ce duel à l'amputation proposé récemment par Péan au docteur Verneuil? Ce trait de moeurs peint admirablement toute une catégorie de chirurgiens, et non des moindres.

Jadis on avait un peu plus de respect pour les membres des malades. On ne se décidait aux opérations qu'à la dernière extrémité, après un diagnostic minutieux ayant démontré que le patient courait les plus grands risques de succomber si l'on ne recourait pas à la suppression de la partie atteinte ou tout au moins à son charcutage.

Présentement on a changé tout cela. Quelqu'un souffre-t-il de l'abdomen et a-t-il la fâcheuse idée de faire appeler un prince de la lancette au lieu d'un médecin ? Immédiatement, notre virtuose voit là une belle occasion de prouver une fois de plus son habileté : sans barguigner, il ouvre le ventre de son malade pour regarder ce qu'il y a dedans, et une fois les entrailles étalées sur la table de dissection, on s'aperçoit que le malheureux avait simplement la colique et qu'un cataplasme eût suffi pour le guérir. De même certains enragés, certains « coupe-toujours » n'hésitent point à vous trouer la poitrine pour une bronchite et à vous trépaner le crâne pour un mal de tête un peu violent et persistant.

Je ne sais si la grosse émotion causée par l'incident dont je parlais en commençant est vraiment justifiée. Mais ce qu'il y a de sûr c'est qu'elle a trouvé un écho profond dans le public, justement parce qu'on est convaincu que trop de chirurgiens traitent parfois les opérations les plus graves comme des bagatelles sans conséquence - attendu que ce ne sont pas eux qui en meurent.

Certes, nous avons fait du chemin depuis Ambroise Paré, l'illustre précurseur de la science chirurgicale, qui disait avec humilité après avoir sauvé un malade : Je le pansoi, Dieu le guarit !

Notre temps n'a plus de ces attitudes modestes. Et les Ambroise Paré du jour ont d'autres prétentions... surtout en ce qui touche les honoraires. Une opération exécutée par un spécialiste en renom vaut aujourd'hui plusieurs billets de mille francs. Il est vrai que ceux qui n'ont pas le moyen de faire cette grosse dépense ont la ressource de l'hôpital, et là, il faut en convenir, les plus célèbres maîtres se mettent à la disposition des malades pauvres, avec un dévouement désintéressé qui est la gloire du corps médical.

Quelquefois même, les gens riches se font admettre à l'hôpital pour avoir gratis une opération qui leur coûterait fort cher. On cite, à ce propos, une amusante anecdote dont le grand Velpeau fut le héros jadis. Un marquis très riche et très blasonné, mais avare encore davantage, se présente un jour à sa consultation. Son cas étant sérieux, Velpeau conseille l'opération : Ce sera quatre mille francs, ajoute-t-il. Le client, subitement refroidi, salua et ne revint plus.

Quelques jours après, un laquais en livrée, au visage rasé soigneusement, venait à la Charité dans le service de Velpeau. On l'admit immédiatement pour l'opérer : il y avait urgence. C'était notre marquis. Du premier coup Velpeau le reconnut. Il ne dit rien jusqu'au jour où le malade, opéré et guéri, demanda son exeat : Monsieur, lui répondit le chirurgien, je suis ravi de vous voir hors d'affaire par mes soins. Mais vous voudrez bien verser dix mille francs au bureau de Bienfaisance du quartier; autrement tout Paris saura demain que le marquis de X... est venu à l'hôpital voler la place d'un indigent...

Notre Harpagon titré devint livide : mais il s'exécuta. Est-ce que la leçon ne valait pas dix mille francs ?

Si les factures des chirurgiens sont aujourd'hui exorbitantes, celles des couturiers le sont encore plus. Mais là aussi la célébrité se paye. Les faiseurs à la mode ont leurs prix à eux, fort chers assurément, mais connus d'avance. Ceux qui les trouvent trop élevés n'ont qu'à s'adresser à de moins illustres boutiques. C'est pourquoi le récent procès fait par la duchesse d'Uzès à un de ces fournisseurs de la haute fashion n'est guère à l'honneur de cette grande dame millionnaire et excentrique.

Mme d'Uzès avait commandé pour ses fils deux somptueux costumes de bal masqué - boyard et officier byzantin. Les costumes une fois reçus et portés elle voulut les rendre au fournisseur en lui offrant une somme dérisoire. Refus de ce dernier, procès, et en fin de compte, condamnation de la duchesse récalcitrante.

Entre nous, quand on porte un nom aussi flamboyant, il semble qu'on ne devrait pas le fourvoyer dans ces sortes d'aventures. Mme d'Uzès en procès avec ses fournisseurs - et condamnée, - cela n'est point très grand seigneur. Le marquis de Presles, - dans la pièce d'Augier - a une allure autrement fière, lorsque le bonhomme Poirier lui annonce qu'il a obtenu de fortes réductions de tous ses créanciers : Non, non, riposte-t-il, payez tout, M. Poirier. Un homme de ma race n'a pas le droit de se commettre de la sorte. Cela est bon pour les bourgeois ! La duchesse d'Uzès est plus « regardante » comme dirait Mme Gibou. Il est vrai qu'elle ne descend point des croisés, étant née Cliquot et sortant d'une cave à Champagne.

On annonce, en même temps, que le titulaire d'un des plus grands noms de France est poursuivi pour avoir signé des fausses traites au nom du Petit Sucrier. Quelle mélasse, ô mon Roy ! Où est la noblesse d'antan ?

droit d'utilisation : Licence Ouverte-Open Licence

Retour