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Causerie

Nous venons d'avoir à Lyon une semaine théâtrale d'un rare intérêt. D'abord la première de la Valkyrie, une véritable solennité musicale qui a fourni à M. Dauphin l’occasion de donner sa mesure comme metteur en scène et comme artiste, - soucieux de monter scrupuleusement les oeuvres du répertoire moderne.

Toute la partie matérielle est irréprochable et peut rivaliser avec ce qui a été fait de plus beau, même à l'Opéra. M. Dauphin a su comprendre que Wagner, en même temps que compositeur de génie, est un poète original et puissant qui a conçu pour ses drames lyriques des cadres prodigieux, des décors de rêve où le grandiose le dispute au fantastique. Il a voulu que le public fut impressionné par le spectacle autant, que par l'harmonie. Ne pas se pénétrer de ce principe fondamental de l'esthétique wagnérienne, négliger de traduire pour les yeux, par le costume, la décoration et la mise on scène toute l'éloquence descriptive qui monte de l'orchestre - c'est méconnaître gravement le voeu du maître et risquer de compromettre son oeuvre. Nous l'avons bien vu lors de la fâcheuse reprise du Tannhauser !

La Valkyrie, telle que le Grand- Théâtre nous l'a montrée, est une féerie imposante et merveilleuse. La hutte sombre d'Hounding, au premier acte, illuminée tout à coup par le rayonnement d'un printemps mystique ; au second, la gorge sauvage, hérissée de rochers chaotiques, où meurt Siegmund ; enfin, au troisième acte, la fameuse chevauchée des Valkyries - lance au poing et casque en tête - galopant au-dessus des monts, dans les nuages moins rapides qu'elles, tandis que Wotan endort Brunehild d'un sommeil éternel, protégé par une enceinte de flammes - tout cela forme autant de tableaux qu'on doit admirer même si on n'aime pas Wagner.

Je suis de ceux qui l'aiment - mais sans parti-pris. Je reconnais volontiers que ses poèmes sont parfois obscurs, compliqués et longs pour des esprits français. Nous ne sommes pas, comme les Allemands, familiarisés avec tout le fatras de cette mythologie Scandinave, populaire là-bas comme le Petit Poucet chez nous. Et puis, la traduction de Victor Wilder n'est ni « littérale ni littéraire. » (Le mot est de Mme Wagner, ce qui n'est déjà pas si mal pour une Allemande.) Mais quoi ! on en est quitte pour se pénétrer par avance des grandes lignes du livret, et la chose est facile avec tout ce qui a été publié sur la poétique wagnérienne.

Et alors on éprouve une jouissance infinie à se laisser emporter par cette musique aux grandes ondes, où les idées musicales se pressent comme les vagues de l'Océan, tantôt sombres, farouches et retentissantes, tantôt cristallines, pleines de sourires et de lents murmures. On y entre d'abord comme dans une forêt profonde aux sonorités de cathédrale, où le vent dans les arbres couvre tout de son fracas. Mais peu à peu mille chants indistincts se précisent, charmeurs : le frémissement doux du feuillage, les voix d'oiseaux, le vaste concert de la nature éperdue d'amour ou pleurant la mort...

L'orchestre de Luigini a su rendre avec souplesse cette symphonie sans pareille, et les interprètes ont donné à la déclamation lyrique du maître la couleur qui lui convient. Lafarge est un Siegmund superbe de prestance, impeccable de diction, impressionnant de force dramatique. Par la beauté blonde, les gestes harmonieux et la voix caressante de Mme Janssen, la tendre Sieglinde nous est apparue avec tout son charme touchant. Et Mme Fiérens lance d'une vaillance héroïque les accents guerriers de la Valkyrie, et M. Seintein fait un Wotan au large organe...

Nous avons eu aussi la bonne fortune d'entendre Mounet-Sully dans Andromaque et Antigone. Qu'il personnifie les fureurs d'Oreste ou le désespoir de Créon, Mounet laisse aux spectateurs d'ineffaçables impressions.

Tel nous le vîmes il y a deux ans dans OEdipe : imposant sous les nobles draperies comme un dieu de Phidias ; tyran hautain ou coeur accablé ; donnant à la douleur et au remords une grandeur surhumaine - tel nous l'avons retrouvé samedi au Grand-Théâtre dans tout l'éclat généreux de son talent sans rival. Le grand artiste a trouvé ici, auprès d'un public assez avare de manifestations extérieures, un accueil enthousiaste. Ce succès le suivra partout dans la longue tournée qu'il entreprend en Russie. Le tzar Alexandre Ier applaudissait jadis Talma jouant devant un parterre de rois. C'est un autre Talma qui va jouer devant Alexandre III...

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