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Causerie Lyon, 2 janvier 1894.

Encore une gigolette surinée par son gigolo ! Après le drame du Gourguillon, celui de la rue Rabelais. Messieurs les amants de coeur deviennent décidément féroces. Pourquoi se gêneraient-ils au surplus? N'est-il point vraisemblable que si le coupable n'est pas dénoncé, - ou s'il n'a pas la bonne idée de se livrer lui-même à la justice, - le meurtre de la fille Castagnier ira grossir le nombre des crimes impunis, qui font de Lyon l'endroit du monde où les escarpes peuvent tuer avec le plus de tranquillité ?

L'instruction, depuis une semaine, n'a pas fait un seul pas ; ou plutôt elle a reculé. On crut sérieusement pendant quelques jours, sur l'affirmation de deux témoins, qu'on avait trouvé, une bonne piste. L'infortunée gigolette aurait été égorgée par un de ses intimes, que poussait à cette extrémité le besoin de se procurer dix-sept sous perdus à la manille. De sorte que, c'eût été pour satisfaire au point d'honneur qui rend sacrée toute dette de jeu, que l'assassin aurait fait le coup.

La vérification des témoignages ayant démontré qu'ils étaient fort suspects, il fallut en rabattre et se décider à reprendre toute l'affaire. Je souhaite vivement qu'aucun de mes lecteurs ne s'appelle Tourrasse. Le fait d'être porteur de ce nom inoffensif suffirait pour qu'il fût cité par le juge. L'instruction a décidé, en effet, que l'assassin ne pouvait être qu'un Tourrasse. Et tous les Tourrasses de la région, fussent-ils de parfaits honnêtes gens, vont comparoir devant-elle pour être confrontés avec les intéressants souteneurs qui ont fourni ce renseignement.

En attendant, c'est une véritable chasse entre le Parquet, ses agents et les reporters. Les premiers refusent absolument aux seconds toute espèce d'informations, sans doute par la raison excellente qu'ils n'en ont pas eux-mêmes. Les reporters, véritables héros du devoir professionnel, ont donc solennellement décidé que partout où se transporterait M. le juge d'instruction Benoît, eux-mêmes y seraient en même temps.

De sorte que nous assistons à un véritable « rallye-paper », où la bête est représentée par M. Benoît, et les chasseurs par les journalistes. Jusqu'à présent, malgré ses ruses, ses crochets et ses défauts, la bête n'a pas pu réussir à fuir la meute. Les limiers ont du flair, de la persévérance et de bons fiacres. On s'attend incessamment à ce que le daim prenne les abois...

Mais quelqu'un qui doit considérer ce steeple-chase avec une satisfaction sans mélanges c'est assurément l'Alphonse-assassin !

A propos d' « Alphonses » sait-on l'origine de ce mot aujourd'hui consacré pour désigner les gens écailleux qui vivent aux dépens des femmes ? Peu de termes, dans notre vieille langue française, ont eu l'heureuse fortune de se vulgariser aussi promptement : car celui-là ne date guère que de vingt ans. Et, par surcroît, son histoire est curieuse et littéraire.

En 1873, Montigny étant directeur du Gymnase, Dumas lui porta une pièce qui avait pour titre : Monsieur Jules et pour sujet l'histoire d'une brave femme, madame Guichard, déjà mûre, peu séduisante mais fort riche, laquelle s'est amourachée d'un joli jeune homme, M. Jules, qui en veut uniquement à ses écus. L'acteur tout désigné pour ce dernier personnage était Frédéric Achard. Mais où trouver une madame Guichard ? Où prendre une duègne à la fois sentimentale et gaie, émouvante et ridicule ?

C'est alors que Montigny pensa à Alphonsine. La comédienne si applaudie du Mari dans du coton s'était retirée à Asnières, où elle vivait en lionne propriétaire cossue, réalisant ainsi le rêve de sa jeunesse - commencée sous des haillons à mendier dans les rues le petit sou du passant. Montigny vint la chercher dans cette retraite, et l'amena incontinent au Gymnase, sans même lui permettre de changer de costume. Quand Dumas vit apparaître la bonne dame accoutrée comme une marchande à la toilette, avec des prétentions à l'élégance d'un irrésistible comique, il fut ravi de son aspect presque autant que de son talent. C'était une madame Guichard au naturel...

Les répétitions de Monsieur Jules marchaient donc avec entrain lorsque la censure fit savoir discrètement à l'auteur qu'on le verrait avec plaisir modifier son titre : Il y avait alors tant de « Jules » dans la politique et même au gouvernement! Dumas eut quelque embarras pour rebaptiser son héros... Le personnage est si malpropre que chacun répugnait à lui prêter son nom. Ce fut Alphonsine qui dénoua la difficulté. Bast! s'écria-t-elle un jour gaiement, appelez votre bonhomme Alphonse si ça vous fait plaisir... moi je m'en moque !

Dumas n'hésita point. Sa comédie devint Monsieur Alphonse. Et le nom a fait depuis un assez joli chemin.

Une bonne, une superbe coquille extraite d'un journal du Jura. Notre confrère veut annoncer dans sa dernière heure du 27 décembre la mort de Schoelcher. Et ses typographes lui font imprimer la phrase suivante : Le Sénateur Schoel, du Cher, est décédé cette nuit.

N'y a-t-il pas comme une ironie macabre dans cette façon de guillotiner le nom d'un mort célèbre ?

Dumas, Alexandre, 1802-1870
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