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Causerie Lyon, 5 décembre.

Après l'important débat sur le point de savoir si l'on doit dire monter à ou en bicyclette, voici qu'une autre controverse non moins grave et tout aussi grammaticale s'agite dans les journaux. Quelle est l'origine du mot gigolette ? Des poètes, des savants, des grammairiens - et même des fumistes - ont pris part au débat. Tout naturellement, il y a eu à peu près autant d'opinions que de personnes consultées. Mais les deux explications qu'il faut retenir me paraissent être les suivantes : La Gigolette, disent les uns, étant le plus souvent danseuse dans les bals publics, soit par procession soit pour son plaisir, le vocable à la mode vient de gigue, expression qui s'applique, comme tout le monde sait, à une danse anglaise. Point du tout répondent d'autres linguistes ayant à leur tête le poète Jean Richepin, - un des maîtres de la langue verte, - ces demoiselles, en effet, s'adonnent passionnément à la chorégraphie, mais leur danse n'a rien de commun avec la gigue. C'est le cancan, ou mieux encore le chahut, qu'exécutent en des contorsions extravagantes les gigolettes célèbres comme Mesdames Rayon-d'Or, Grille-d'Egout, la Goulue, Nini-Patte-en-1'Air, la Môme Fromage et cette infortunée Demi-Siphon, morte d'un trop grand écart. Elles gigottent frénétiquement, et en gigottant elles montrent leurs gigots, surtout dans la position classique du port d'armes où, du bout verni de l'escarpin, elles enlèvent si prestement le chapeau du vieux monsieur qui les contemple avec extase. Gigolette vient donc de gigot.

Vous choisirez entre ces deux versions. Je n'hésite point, pour ma part, à me ranger du côté de la seconde, dont le pittoresque n'a pas besoin d'être mis en lumière. Cette question d'étymologie offre quelque intérêt à l'heure présente, car la gigolette a envahi toute la littérature. Des chansons réalistes de Jules Jouy et de Bruant, - et, en remontant un peu plus haut, de la Muse à Bibi au pauvre André Gill - elle s'est échappée pour se tailler une part de reine dans le roman et surtout dans le théâtre. Ce n'est pas seulement au café-concert qu'elle triomphe aujourd'hui, en compagnie du gigolo à la haute casquette, c'est encore au Palais-Royal et sur la scène de l'Ambigu. Gigolettes ! ce mot flamboie sur toutes les affiches. Et le spectacle où s'étalent les moeurs des boulevards extérieurs ; où naviguent, écailleux et sinistres, les héros des fortifs ; où St-Lazare voisine avec la Roquette ; où s'échangent pour les gigolettes - productives marmites - les coups de surin entre deux coups de vin bleu, - ce théâtre d'escarpes et de filles attire la société la plus chic dont le goût, blasé sur toutes choses, se réveille au contact de ce vitriol...

Ah ! nous avons fait du chemin depuis le romantisme, depuis les drames à panache d'Emile Huicentrente, - comme disent nos éternels blagueurs ! Mais s'il y avait du convenu et du clinquant dans ce théâtre aujourd'hui si vieux jeu, tout au moins était-il chevaleresque, héroïque et de fier langage. J'aime mieux Ruy-Blas que Polyte et je préfère dona Sol à Phémie. Ayant à choisir entre la coiffure à la chien de la gigolette et le diadème de Marie de Neubourg, ou bien entre le trois-pont du souteneur et le chapeau à plumes d'Hernani, j'ai la faiblesse de n'être point de mon temps et de donner le pas à l'Escurial sur le bagne. Enfin, et j'en rougis ! - je tiens, malgré tout, pour le lyrisme des vrais poètes contre l'argot des arsouilles...

Il n'est pourtant pas beau le monde fangeux des gigolettes ! Nous venons d'en avoir un aperçu à Lyon, à la cour d'assises qui a jugé le crime du Gourguillon, drame autrement terrible que celui de l'Ambigu, commencé par un assassinat et devant finir sur l'échafaud... Busseuil dit Samson, dit le Menton d'acier, acrobate, souteneur et gigolo a étranglé la fille Berthéas, parce que sa gigolette ne lui donnait, plus d'argent. Un jour on tue pour trente francs, un autre pour sept ! disait un des amis de Busseuil, navigateur des mêmes eaux, en faisant allusion au médiocre bénéfice que laissa le prix du sang de la « gonzesse » étranglée. Il est certain que le « Menton d'acier » a fait une déplorable spéculation. Il a risqué sa tête contre un enjeu nul. Mais dans-ce milieu on n'est pas « regardant » sur le chiffre. On tue d'abord, on ramasse ce qu'on trouve après, quitte à recommencer si l'opération est mauvaise. Comment Busseuil a-t-il été pris ? En faisant des révélations à un agent déguisé en souteneur, qui venait lui proposer un bon coup : une vieille femme à « refroidir » du côté de Chambéry.

Ainsi, le gigolo assassine avec tranquillité quand le commerce de la gigolette ne marche pas, ou bien quand al s'est fait choper dans la rue , ou encore si un mal dont on ne peut pas dire le nom , suivant l'expression pudique de Busseuil, conduit à l'hôpital la triste marmite.

C'est dans ces bas-fonds là que se recrutent les pires malandrins de l'armée du crime. La curiosité presque sympathique que manifestent pour ce personnel visqueux les gens très bien, leurs accès de « gigolâtrie » sont donc un des indices les plus éclatants du détraquement contemporain. A Lyon même, où l'amour de l'horrible est moins accentué qu'à Paris, et surtout mieux caché par l'hypocrisie provinciale, il y avait, aux places réservées, pour déguster les ignobles détails de l'affaire du Gourguillon, beaucoup de dames, notamment, d'après le Progrès, beaucoup de très jeunes femmes et même de toutes jeunes filles .

Hélas ! qu'est-il devenu le temps où l'on ne permettait pour toute lecture, aux demoiselles à marier, que Paul et Virginie et pour tout spectacle que Mignon !

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