Causerie Lyon, 14 novembre.
Avec son perpétuel défilé de causes célèbres ou piquantes, le Palais offre, à Paris, maints sujets à la chronique. Nulle part, comme dans ce temple de la Justice, l'observateur ne trouve à recueillir autant de documents curieux, autant de révélations suggestives sur les dessous criminels ou visibles de notre pauvre humanité. C'est le plus varié, le plus instructif, le plus passionnant des théâtres, où se jouent pour de bon des drames formidables et des comédies cocasses, avec des acteurs qui s'appellent Eyraud ou la Limousin, Baillant ou Liane de Pougy...
A Lyon nous sommes moins bien partagés. Il est assez rare que dans l'immeuble de style grec, dont les colonnes se drossent au pied de Fourvière, sur les bords de la Saône paisible, on plaide des différends qui ne soient pas banals comme un procès de mur mitoyen. On vient pourtant d'y juger, la semaine passée, une affaire intéressante, aussi bien par les parties en cause que par le fond même du litige. Je veux parler du procès Pompéïen-André.
Tout le monde à Lyon a entendu parler de ces deux personnalités, fort connues l'une et l'autre, mais parvenues, avec des titres et des moyens différents à la notoriété. M. Pompéïen, en dépit de son nom d'allure romaine, exerce la double profession de dentiste et d'aéronaute. Les bouches du Rhône, - spécialement les mâchoires de la Guillotière - et les hautes régions de l'empyrée lui sont également familières. Il passe aisément des extractions aux ascensions et c'est avec le même zèle qu'il enlève les molaires ou les ballons...
M. André est astronome, professeur à la Faculté des sciences, directeur de l'Observatoire. Il sait à merveille ce qui se passe dans les mondes mystérieux qui gravitent au-dessus de nous, au milieu des espaces infinis. Le passage de Vénus ou de Mercure lui est aussi connu que le passage de l'Argue au commun des Lyonnais: Savant courageux, M. André a plusieurs fois risqué sa vie pour la science. En Nouvelle-Calédonie, il faillit être scalpé et mangé par les Canaques qui le prirent, avec ses grandes lunettes, pour un sorcier à maléfices. Plus tard, dans je ne sais plus quel îlot du Pacifique, où il observait des astres qu'on ne peut bien voir que de là, les privations et la fièvre jaune manquèrent de l'emporter. Mais la plus dangereuse de ses expéditions scientifiques est assurément celle qu'il fit, il y a quelques mois, dans le ballon l'Espérance, capitaine-dentiste Pompeïen.
Vous vous souvenez de cette ascension mouvementée, dont une gravure de ce journal vous retraça en son temps les dramatiques péripéties. M. André, voulant étudier l'électricité des hautes couches atmosphériques, s'était entendu avec le spécialiste du Jardin de la France. Cette extraction, - pardon, cette ascension ! - ne fut pas sans douleurs. Dès le départ, le ballon, insuffisamment gonflé, heurta un arbre du Parc. Première dégringolade : celle des instruments de l'astronome. Puis, entraîné par un vent violent, l'aérostat alla échouer sur une maison à Châtillon-sur-Chalaronne. Deuxième dégringolade : celle des passagers. M. André eut l'épaule cassée.
On conviendra que notre éminent compatriote avait quelques raisons de n'être point satisfait de son aéronaute. Or, et c'est là où l'aventure devient vaudevillesque, ce fut celui-ci qui se fâcha. Pour avoir causé la perte des instruments du savant et la fracture de son humérus, M. Poinpeïen lui a réclamé devant la justice la bagatelle de six mille cinq cent soixante dix francs.
L'affaire est. venue l'autre jour au Palais et je vous laisse à penser si les avocats s'en sont donné à coeur joie. L'avocat du demandeur s'est répandu en plaisanteries faciles sur cet astrologue qui se laissa choir, non pas dans un puits, mais sur une cheminée. Et celui du défendeur a demandé à M. Pompeïen si c'était la coutume des dentistes de réclamer une indemnité à leurs victimes, quand - ce qui leur arrive parfois - ils arrachent toute la mâchoire d'un client pour lui extirper une dent malade.
Le tribunal a donné gain de cause à ce dernier. Ce en quoi il me semble avoir fort bien jugé. Les conséquences d'une jurisprudence contraire seraient en effet, plutôt fâcheuses. Exemple : Vous prenez un fiacre ; le cocher vous verse en vous rompant bras ou jambe ; et la Compagnie aurait le droit de vous demander des dommages et intérêts ! C'est exactement le cas de M. André, qui a pris un véhicule pour parcourir le chemin des hirondelles, genre de course où le sapin est nécessairement remplacé par le ballon.
La morale de l'histoire c'est que M. André eût peut-être bien fait de laisser les dentistes aux râteliers, comme il convient de laisser les roses aux rosiers et les enfants à leurs mères.
Mais je conviens que la leçon est sévère.
Elle n'a cependant pas diminué son courage et son ardeur scientifiques. Les expériences sur l'électricité des hautes altitudes, qui faillirent lui coûter si cher, il vient de les reprendre avec un vrai savant, le commandant Renard, directeur des aérostats militaires, Cette fois la tentative a parfaitement réussi. L'astronome et son pilote se portent bien, sauf un mal de dents féroce rapporté par M. André.
Pourvu, mon Dieu! que pour se faire soigner il ne s'adresse pas à un aéronaute !