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Causerie. Lyon, 31 octobre.

Voici l'automne, saison mélancolique et douce. Un pale soleil, triomphant à grand'peine des brouillards du matin, épand sur les choses sa lumière atténuée. Et là-bas, sur la pelouse encore verte, des feuilles de tremble, jaunes comme des sequins d'or, dansent, en un lent tourbillon, une valse infiniment triste que n'accompagne pas la musique des oiseaux.

Cette année, par une coïncidence heureuse dont les fêtes russes ont profité, nous avons un délicieux été de la Saint- Martin. Octobre fut clément et ensoleillé. Souhaitons que novembre ne nous ménage pas trop de journées pluvieuses. Mais c’est un espoir bien chimérique, surtout, après le voyage que vient de faire M. Carnot. De même que les hauts sommets attirent la foudre, ainsi M. le président de la République appelle la pluie.

Prérogative qui n'est pas inscrite dans la constitution de 1875, mais qui semble cependant être attachée à sa fonction, ou tout au moins à sa personne. Marseille en offre un exemple curieux. Chacun sait, qu'il pleut rarement sur la Cannebière. L'an passé, M. Carnot y fit un voyage officiel : immédiatement ce fut un petit déluge. Cette année, la troisième ville de France avait préparé une réception superbe aux marins russes. Le temps était au beau fixe. Mais voici que M. Carnot se met en route pour Toulon, en passant par Marseille. Et la pluie de tomber au point que le banquet de la Préfecture, tenu dans une cour couverte d'un velum, a été littéralement inondé au dessert.

Feu le maréchal de Mac-Mahon, auquel on fit, l'autre dimanche un si bel enterrement, avait une expression fort heureuse pour dépeindre ces journées où l'on se mouille. Il disait, simplement : Que d'eau ! que d'eau ! que d'eau ! Et tout, le monde comprenait qu'il avait dû pleuvoir beaucoup...

Les Marseillais ont eu le bon esprit de ne pas prendre au tragique ce fâcheux contre-temps. L'un d'eux a même fait, à ce sujet un mot qui sent franchement son cru : Té, mon lion, dit-il à un de nos confrères, nous avons voulu offrir aux Russes quelque chose de rare. Or, qu’y a-t-il de plus rare à Marseille que la pluie ?

Nous avons eu dimanche, à Lyon, l'inauguration d'une statue. C'est chez nous un événement moins commun qu'à Paris où la statuomanie étend chaque jour ses ravages. Là-bas, on inaugure à jet, continu. On parle même de ne pas s'en tenir désormais aux morts, et de bustifier les vivants. C'est ainsi que depuis la mémorable représenta lion de gala, organisée à l'Opéra par M. Arthur Meyer, il est question, avant qu'il ait émigré dans un demi-monde meilleur, de lui élever un monument aux environs de l'Académie nationale de musique, avec cette inscription :

A L'HOMME DU MONDELA VILLE DE PARIS RECONNAISSANTE

On annonce qu'un comité composé de marchands de lorgnettes et de duchesses, de grands tailleurs et de demi-mondaines, vient, de se former dans ce but, sous la présidence d'honneur d'une illustre défunte, Mme Blanche d'Antigny, et sous la présidence effective de M. le Prince de Sagan. Ce sera l'événement parisien de cet hiver. Dans le but de grossir la souscription, des fêtes seront données pour lesquelles les organisateurs se sont déjà acquis le concours de la haute aristocratie, de la haute banque, du haut commerce et, delà haute galanterie. Un inspecteur des finances serait déjà désigné pour surveiller l'emploi des fonds. On compte sur de grosses recettes. On annonce même que M. le Comte de Paris se serait dès à présent inscrit pour dix mille francs.

Mais cet acte de générosité d'un d'Orléans est une nouvelle si invraisemblable, qu'elle nous fait douter de l'exactitude de toute l'information concernant M. Arthur Meyer. Je me crois donc obligé de la faire suivre des réserves de style...

Le même jour où l'on inaugurait à la Guillotière le buste du vaillant capitaine Thiers, une cérémonie analogue avait lieu à Lunéville on l'honneur du général Lassalle. On a rapporté, à propos de ce dernier, à travers mille anecdotes sur son invraisemblable courage, une répartie bien française, - ou plutôt, gauloise fort joliment. Quelqu'un lui demandait après la campagne d'Iéna, où son rôle fut celui d'un héros, s'il comptait se reposer longtemps à Paris.

Ce général de trente ans répondit : Le temps de me commander une paire de boites et de faire un enfant à ma femme !

Jacques Mauprat.

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