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    Causerie. Paris, 18 octobre

    Comme bon nombre de provinciaux, voire de Lyonnais, je suis venu à Paris pour les fêtes russes. Et je vous assure que je ne regrette point mon voyage. Quand Paris s'émeut, pas une ville au monde ne saurait lutter avec cette cité sans rivale. Le malheur est qu'elle se trompe souvent dans ses emballements, témoin son fol amour à l'endroit de feu Boulanger. Cette fois Paris s'est enflammé pour une noble cause, pour une manifestation vraiment et utilement nationale qui fait vibrer à l'unisson tous les coeurs français.

    Dans les derniers jours qui précédèrent l'arrivée de nos hôtes, la capitale semblait déjà toute frémissante, comme dans l'espoir de quelque immense plaisir. Il y avait en l'air une allégresse éparse. Dans les rues, le public était plus alerte et plus gai, comme à la veille d'une grande fête. Tout à la Russie ! Dans les bazars et les grands magasins on s'est arraché les drapeaux et les écussons aux couleurs du tzar. Riches et pauvres, bourgeois et ouvriers, chacun a déboursé qui son louis, qui sa pièce de dix sous pour célébrer la venue de nos amis d'hier - nos alliés aujourd'hui...

    Les camelots du boulevard n'ont pas manqué si belle occasion de faire de bonnes recettes. Changement complet dans leurs cris accoutumés et leurs marchandises ordinaires. On n'entendait plus leurs voix suaves dominer le fracas des voitures pour annoncer : l’art de traiter les belles-mères comme elles le méritent ; pourquoi les femmes prennent 50 avec ta main ; le balai, manuel des concierges et autres publications pittoresques. Ils ont vendu des emblèmes de circonstance : décorations pour mettre au chapeau ou à la boutonnière, de minuscules drapeaux d'un sou, des ballons aux couleurs des deux nations, le petit ouistiti francorusse - un singe en peluche mi-partie jaune et tricolore ! - et surtout un jouet représentant M. Carnot et le tzar côte à côte avec, devant eux, l'empereur d'Allemagne. On tire une ficelle, et les deux alliés envoient à Guillaume II un vigoureux coup de pied dans le bas du dos. C'est d'un symbolisme à la fois clair et puissant.

    Mais là où le spectacle des boulevards cesse d'être simplement curieux et grouillant, pour devenir inoubliable, ce fut hier, au moment de l'arrivée des Russes. Ce jour-là l'âme du peuple de Paris a été l'âme de la France même.

    Il y avait sur les boulevards une affluence énorme emplissant la vaste chaussée de ses mouvements de foule, de ses rumeurs profondes comme celle de l'Océan qui déferle. Ah! la foule parisienne! Elle demeure formidable même en ses heures de liesse, même aux jours de réjouissances populaires !

    J'étais aune fenêtre du boulevard Montmartre, au coin de la rue Richelieu, quand le peloton de la garde républicaine se montra, précédant le cortège, il y eut comme un silence de quelques secondes. Il semblait que la respiration de cette masse humaine fût suspendue. Mais quelle explosion d'enthousiasme, lorsque apparut la voiture aux couleurs de la ville portant l'amiral Avelan ! Cela ne se décrit point. C'était une ivresse, un délire indicible. On eût dit que Paris tendait les lèvres et ouvrait les bras pour donner à la Russie, au nom de la France, l'étreinte suprême - sceau définitif et imbrisable de leur union fraternelle.

    Il faut complimenter la police parisienne. Elle a eu le tact de s'effacer presque complètement. La foule a pu approcher comme elle l'a voulu les voitures des officiers russes. Ce que nos hôtes ont reçu et distribué de poignées de main, à tout le monde, dans le tas des manifestants, est incalculable. Et je vous donne ma parole qu'ils y allaient à plein coeur, emportés, eux aussi, par l'ivresse commune.

    Du haut de mon observatoire j'ai vu un incident bien typique, que personne n'a rapporté. Un jeune matelot français en fut le héros. Ce mathurin adolescent, dans l'effervescence de sa joie, sauta tout d'un coup sur le marchepied d'une des voitures, et, carrément, embrassa le capitaine de vaisseau russe qui s'y trouvait. Je vois encore l'officier, se dressant tout debout dans sa haute taille, et enlevant, à la force des poignets le petit matelot pour mieux lui rendre l'accolade. Folle d'enthousiasme, la foule voulait l'enlever du landeau et le porter en triomphe.

    Et pendant huit jours, la grande ville va vivre dans cette fièvre patriotique au milieu des drapeaux frissonnants, des illuminations féeriques, des solennités somptueuses et des vivats. Malheureusement, il manque quelque chose à ces fêtes sans pareilles : le concours du soleil, de l'astre que le vieux poète Du Bartas appelait, par une sorte de prescience de notre jargon franco-russe d'aujourd'hui « le grand-duc des chandelles ».

    Absorbés par le programme écrasant dont notre hospitalité les accable peut-être un peu trop - pour les honorer mieux - les officiers russes ne pourront même pas aller au théâtre, sauf au gala de l'Opéra. Avrai dire, ils n'y perdent pas grand'chose, car les scènes parisiennes sont plutôt dans le marasme.

    Est-ce une flatteuse attention pour les Russes, chez lesquels l'ours est un gibier National ? Toujours est-il que cet animal fâcheux sévit chez de nombreux directeurs. Il n'épargne pas plus le boulevard que les régions odéoniennes. D'autres théâtres donnent des reprises et réussissent médiocrement. Je ne vois que la Dame de Monsoreau, l'étincelant, l'héroïque, l'amusant drame du père Dumas, qui attire le grand public. La Porte Saint-Martin refuse du monde. Il faut dire que Dailly est un Gorontlot merveilleux. Il dessine son personnage d'un crayon truculent et lui donne le relief copieux des moines de Rabelais. On rit à mourir dans la salle quand d'un ton papelard, avec un geste bénisseur, il s'écrie : O poularde, je te baptise carpe ! Cependant le style de la pièce a vieilli par endroits. Dégustez-moi cette phrase à panache du brave Bussy : Je croyais pouvoir quelque chose et je ne puis MEME PAS m'arracher le coeur !

    C'est on somme, et cela est triste, aux cafés-concerts que va la vogue. Yvette Guilbert a un succès fou à la Scala. Elle m'a paru fort en progrès; la voix est meilleure et l'art de dire plus achevé.

    Et puis, vous savez, elle a engraissé !...

    Mêmes ovations pour Judie à l'Eldorado. La divette retrouve son succès de jadis - il y a plus de vingt ans, ô Niniche ! - aux débuts de ses primes années. Elle a toujours son organe perlé, son sourire à fossettes, ses sous-entendus pudiquement égrillards...

    Et puis, vous savez, elle a maigri !

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