Causerie Lyon, 31 août 1893.
Que de drames en une semaine ! Les amateurs de faits-divers en ont pour leur argent. Compensation que leur devaient bien les journaux, - encombrés pendant ces derniers jours de communications électorales d'un intérêt médiocre, sauf pour les « militants ». Parmi tous ces meurtres à fracas, le plus romantique et partant le plus curieux, est assurément celui dont fut la cause Mme de Rahden, écuyère du cirque brésilien à Clermont-Ferrand.
Il y a dans cette tragédie contemporaine tous les éléments d'action, de passion et de pittoresque que recherchent les romanciers et les auteurs dramatiques. L'héroïne d'abord, - une superbe fille, écuyère de haute école, qui eut dans toutes les grandes villes d'Europe de véritables triomphes comme artiste et comme femme : je me souviens de l'avoir aperçue il y a deux ans au Nouveau Cirque, étonnamment belle et hardie dans son attitude couchée sur la croupe d'un cheval fougueux, ses admirables cheveux rasant la terre, intrépide jusqu'à la folie dans les sauts d'obstacle. Puis le mari, - baron authentique, officier russe démissionnaire par amour, promenant sa femme au hasard des engagements, et demeuré féroce aux amoureux malgré les promiscuités d'un tel métier. Enfin l'amant, - qui tomba l'autre jour, frappé de trois balles sur le tan ensanglanté de l'arène clermontoise, après avoir, lui aussi, abandonné sa patrie et l'épaulette pour suivre la fière amazone, allant même jusqu'à s'engager comme saltimbanque pour vivre de sa vie et dans l'espoir de la voir enfin touchée par son amour - car rien encore n'est venu prouver que Mme de Rahden soit une épouse infidèle ! Et comme cadre le Cirque, avec son monde fantastique de bateleurs et d'animaux, où les artistes voltigent sur des trapèzes à vingt mètres au-dessus du sol, domptent des tigres et dressent des cochons savants, font des sauts périlleux en jouant du violon, où les clowns échangent des gifles et des nasardes en criant : miousic ! - tandis que la jeune personne chargée du « travail en grâce », resplendissante dans sa jupe pailletée, crève des cerceaux en papier rose et retombe souriante sur la selle, en distribuant des baisers au bon public...
Certes, ni le milieu ni les héros du drame ne sont banals. Il sera intéressant de suivre les détails du procès. Mais si ce que nous savons jusqu'à présent de l'affaire est confirmé : si M. de Rahden est un galant homme et non pas un rastaquouère ; si M. Kastenkiold fut bien le parfait amant et Mlle de Rahden l'honnête femme que l'on dit, voilà qui va désormais placer les amours de cirque bien au-dessus des amours de théâtre. Supposez que la même histoire se fût passée parmi les cabotins et non parmi les acrobates. Il y a gros à parier que le drame eût tourné en comédie. Au lieu de finir par des coups de pistolet, le différend se fut apparemment terminé par un accord tacite entre le mari complaisant et le monsieur chic ayant le chèque. Dans le monde même - surtout dans ce qu'on appelle le grand monde - ce dernier dénoûment aurait eu des chances de prévaloir...
Au surplus, des écrivains comme les de Goncourt et M. Hugues Le Roux, qui ont étudié de près les saltimbanques, ont déjà prétendu que les moeurs des gens de cirques ne sont pas du tout ce qu'un vain peuple pense. Que ce soit par vertu native ou par nécessité de métier - le leur exigeant un parfait équilibre physique - tous ceux qui les connaissent bien n'hésitent pas à reconnaître le niveau relativement supérieur de leur moralité. Chez les forains, on est, paraît-il, très familial et très bourgeois. Le procès de Rahden sera donc curieux à plus d'un titre, aussi bien pour les gens du monde que pour les lettrés.
On vient de nous donner à Lyon, et avec succès bien que la saison soit inclémente aux soirées théâtrales, deux représentations du Théâtre-Libre. La pièce de M. Georges Courteline, Boubouroche, a fait rire aux larmes. L'auteur de Biscotte et Lidoire et de tant d'autres nouvelles réjouissantes a décidément le don du comique. Il excelle à dessiner d'un large crayon les types ridicules, et son Boubouroche est un spécimen étrangement réussi d'une des formes les plus répandues de la bêtise humaine : la candeur inépuisable du mari ou de l'amant en présence des tromperies de la femme.
Les artistes du Théâtre-Libre sont dirigés dans cette tournée estivale par l'imprésario Schurmann, l'auteur de ce volume piquant, les Etoiles en voyage, dont je vous ai entretenu déjà, et où s'étalent avec tant de belle humeur des anecdotes si amusantes sur les cabots célèbres de notre temps.
M. Schurmann prépare actuellement, sur le même sujet, un second volume qui ne fera pas moins de bruit que le premier tome de la série, si j'en juge par l'échantillon suivant que l'auteur racontait lui-même l'autre jour devant quelques personnes - car M. Schurmann débite assez volontiers les histoires qu'il recueille soigneusement sur ses pensionnaires.
C'était à Vienne, avec Céline Chaumont qui obtenait là-bas une vogue étourdissante. L'ambassadeur de France - on me permettra de ne point dire son nom, que M. Schurmann ne cache cependant pas - voulut avoir l'exquise comédienne pour dire des monologues, chez lui, dans une soirée de gala. Un secrétaire fait prix avec Schurmann et on tombe d'accord à deux mille francs. La soirée a lieu, Chaumont s'y taille un succès fou et le lendemain le même secrétaire se présente chez l'imprésario pour régler le cachet, mais avec un seul billet de mille. Schurmann se récrie, exige l'intégralité de la somme promise et s'en va incontinent réclamer le surplus à l'ambassadeur lui-même.
Excellence, lui dit-il, je ne puis croire que vous refusiez de tenir votre parole. Nous sommes convenus de deux mille francs. Aujourd'hui vous me réduisez de moitié. Je proteste contre ce marchandage.
Calmez-vous, M. Schurmann , lui répondit le diplomate. Je reconnais que vous avez raison au fond. Mais, voyons, ne peut-on pas arranger les choses? Vous avez déjà touché mille francs. Vous déclarerez- vous satisfait si je vous fais avoir par surcroît les palmes d'officier d'académie ?
Je ne sais si cela a été dit, comme l'affirme M. Schurmann. Mais on conviendra que vrai ou non le trait est bien joli. Vous le retrouverez d'ailleurs incessamment dans le recueil que va publier ce bizarre imprésario qui trouve le moyen de tirer deux moûtures du même sac : d'abord gagner de l'argent en exhibant les étoiles, et en gagner encore en les débinant.