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Causerie Lyon, 8 août 1893.

La cour d'assises du Rhône a prononcé samedi une peine capitale. Il a fallu apparemment que le forfait fût bien épouvantable, pour que le jury sortît de sa mansuétude accoutumée. Et, de fait, le crime commis par le valet de ferme Bazin peut prendre rang parmi les plus ignobles.

Le coupable était domestique dans une petite ferme des environs de Meys, chez les époux Tisseur, de braves gens qui auront toujours pour lui des attentions amicales, assez rares d'ordinaire dans les campagnes. Afin de payer à ses maîtres sa dette de reconnaissance, l'aimable Bazin a tué Mme Tisseur et l'a violée.

Les détails du meurtre font horreur : Un dimanche la pauvre femme se sentant un peu indisposée avait gardé le lit, tandis que son mari et les gens de la maison se rendaient au village. Bazin profita de cette circonstance pour pénétrer dans la pièce où était couchée sa patronne. Celle-ci ne fut pas longue à s'apercevoir de ses intentions et s'enfuit dans la cuisine, où l'assassin la renversa sur les dalles : Je la tenais au cou, a-t-il raconté à l'instruction ; sa force s'en allait, mais lentement, car je l'ai bien serrée au cou au moins vingt minutes. La voyant morte, j'ai appuyé à deux ou trois reprises les genoux sur l'estomac et je l'ai mise sur le lit...

Après quoi l'ignoble brute refit soigneusement sa toilette et celle de la morte pour ne laisser aucune trace du crime et, tranquillement, avec l'allure paisible d'un homme qui jouit des loisirs du dimanche, il s'en alla dans un café faire sa partie de billard !

Comprend-on maintenant le verdict implacable des jurés ?

Reste à savoir si Bazin payera sa dette à la société sous l'instrument de précision manié par M. Deibler. Gravira-t-il les marches sinistres de l'abbaye de Monte-à-regret ? Les amateurs d'émotions fortes et de spectacles macabres verront-ils sa tête rouler dans le son, sur la place de Charrabara, où Gonachon rendit sa belle âme au Dieu des parricides, il y a tantôt onze ans? Sombre énigme dont M. Carnot détient le secret...

La Comédie-Française nous fait ses adieux ce soir par le Cid et le Médecin malgré lui. Une. seule soirée de classiques ! Vraiment ce n'est pas trop.... Il semble que M. Claretie aurait pu se montrer plus prodigue envers Corneille, Racine et Molière.

En province, nous sommes entièrement privés des grands chefs-d’œuvre du répertoire, leur interprétation exigeant un ensemble d'artistes de tradition et de talent que seule la Comédie, et après elle l'Odéon, peuvent réunir. Il nous arrive au contraire, assez souvent, de voir les pièces d'Augier et de Dumas représentées d'une façon supportable. C'est ainsi que cette année Denise et les Fourchambault ont été joués mieux qu'honorablement par la troupe des Célestins. Aussi avait-on espéré que la Comédie s'attacherait surtout à faire goûter au public lyonnais les jouissances d'art dont il est le plus sevré. Nous nous attendions tous à ce que le glorieux et toujours populaire répertoire du XVIIIe siècle occupât au moins la moitié du programme. C'est le contraire qui est arrivé. Les pièces modernes ont accaparé l'affiche tous les soirs sauf un, et la maison de Molière nous est plutôt apparue comme la maison de Dumas.

En dépit de cette grosse erreur dans la composition du programme, la troupe de la Comédie quitte Lyon avec une belle moisson d'honneur et de profit. La recette a atteint une moyenne de cinq mille cinq cents et l'enthousiasme a été chaleureux, comme il convient en présence d'une Compagnie formée d'artistes dont quelques-uns sont grands et dont tous les autres ont des qualités rares : le respect et la science des traditions, la correction de la tenue, la diction nette et juste.

Got, Mounet-Sully et Mlle Bartet furent sans conteste les rois de la tournée. Le premier est assurément l'artiste le plus puissamment vrai de ce temps. Ses bourgeois sont des types vécus, étonnants d'observation et de naturel. C'est par où l'éminent doyen de la Comédie demeure très supérieur à Coquelin. Ce dernier est peut-être plus virtuose, il tire de plus brillants feux d'artifice, mais il ne donne pas comme Got l'illusion de la vie réelle.

Mounet Sully a été admirable de fougue et de vaillance chevaleresque dans la Fille de Roland. Mais je n'ai pas besoin de parler longuement de ce tragédien de génie que le public lyonnais a si souvent acclamé.

Que de larmes a fait couler l'émotion discrète et touchante de Mlle Bartet, qui est par surcroît, la distinction même et dont l'art de bien dire est incomparable!

Mais il faudrait tout louer pour n'oublier rien : l'ardeur concentrée et vibrante de Worms; la grâce de Mlle Baretta ; l'exquise ingénuité de Mlle Muller ; l'élégance de Le Bargy ; l'organe profond de Paul Mounet ; et les qualités diverses, mais toutes peu communes, de MM. Dupont-Vernon, Martel, Leitner, Silvain, Villain, Laugier, De Féraudy ; de Mmes Pierson, Granger, Amel, Du Minil et Moreno. Un seul fait tache dans cet ensemble sans rival : M. Baillet.

Nous comptons revoir la Comédie à son prochain tour de France. Elle a reçu à Lyon un accueil trop complètement digne d'elle pour ne pas en garder un peu de reconnaissance et l'envie d'y revenir quelque jour. Mais pour cette fois-là, au moins, nous réclamerons plus de classique...

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