Sommaire :

Causerie

Les averses du 14 juillet ont nui grandement à la fête nationale. Sans cette pluie, maudite par les villes et bénie par les campagnes, la grande solennité républicaine eût été célébrée avec tout l'entrain et toute l'allégresse d'antan. Les quartiers démocratiques comme la Guillotière, Vaise et les Brotteaux, ceux où vibre avec le plus de généreuse intensité l'âme plébéienne, se sont comme toujours distingués en ce patriotique tournoi de drapeaux, de lanternes vénitiennes et de distractions populaires.

J'ai assisté en curieux à quelques-uns des bals de quartier, et il m'a paru que ces sauteries en plein air étaient d'une gaîté bien française, presque gauloise parfois, mais cependant toujours décente. Il y avait même, veuillez m'en croire, de fort jolies personnes parmi les jeunes femmes qui dansaient avec tant de bonne humeur et de bonne grâce en l'honneur de la République. Plus d'une faisait penser à la chanson de Musset :

Mimi n'a pas l'âme vulgaire,Mais son coeur est républicain.Aux trois jours clic a fait la guerre,Landerirette !En casaquin,A défaut d'une hallebardeOn l'a vue avec son poinçonMonter la garde.Heureux qui mettra la cocardeAu bonnet de Mimi Pinson !

Donc le 14 Juillet a été vraiment un jour de fête, malgré vents et marées, malgré les politiciens intransigeants et biscornus qui auraient voulu en faire un jour de deuil, en manière de protestation contre MM. Dupuy et Lozé. Mon Dieu, je ne veux point prétendre que ces messieurs soient dignes d'entrer vivants dans l'immortalité, ni même que le de cujus ait conduit les derniers événements avec l'énergique prudence et le tact avisé d'un homme d'Etat. Mais quoi ? Cela n'a rien à voir avec la prise de la Bastille qui n'en a pas moins été enlevée le 14 juillet 1789, et cette date n'en demeure pas moins le point de départ d'une ère d'émancipation et de progrès.

Je comprends à merveille que des fils de croisés refusent d'illuminer leurs fenêtres à la gloire de la Révolution, et je conçois de reste que le moi distingué de M. Maurice Barrés répugne à se mêler à une fête aussi vulgaire où la psychologie tient si peu de place. Mais que des républicains prétendument avancés s'allient avec tous les aristocrates de naissance et d'éducation contre cet anniversaire de liberté, et cela parce qu'ils n'aiment point M. Charles Dupuy, voilà qui me parait incohérent, absurde et presque criminel.

Le peuple, heureusement, avec son bon sens si droit, n'a pas de ces distinguo et de ces abdications. Certes, il souffre encore de bien des bastilles et de bien des géhennes : celles de la misère. Mais il se dit que nos pères de 1789, en ne laissant point pierre sur pierre de la prison monarchique du faubourg Saint-Antoine, lui ont assuré tout au moins le respect de sa liberté individuelle, sous le régime de la loi remplaçant le bon plaisir. Et la conquête lui semble assez belle pour qu'il fasse en son honneur, flotter les frissonnants drapeaux, flamboyer les lampions, éclater les pétards de sa joie robuste et franche, et danser les belles filles sur les places publiques.

Dimanche, nous avons eu dans le voisinage des bureaux du Progrès un gros émoi. Des tourbillons de fumée s'échappaient des fenêtres du n° 30 du quai de la Charité. On crie : Au feu ! les pompiers sont prévenus et, quelques minutes après, la pompe à vapeur arrive devant l'immeuble, théâtre du sinistre... Mais ce n'était qu'une fausse alerte. Toute la catastrophe se bornait à un gigot brûlé, oublié sur le feu par une cuisinière que troublait peut-être un cuirassier galant. Ce cordon bleu, négligent ou distrait, ayant arrosé d'eau le rôti calciné, il s'était produit une fumée abondante et épaisse. D'où la panique des voisins. La pompe à vapeur en a été quitte pour regagner le dépôt central et les maîtres de notre cuisinière pour se passer de rôt.

L'événement, en soi, n'eut donc pas d'importance. Mais ce gigot, qui trouble tout un quartier, et qui apparaît de loin comme un incendie, me semble une sorte de fable en action, un symbole comme disent nos jeunes pédants. Que d'événements dans la vie ressemblent au gigot perturbateur ! On s'emballe sur des apparences, on pousse des clameurs, on s'agite, on fait un « volume » énorme, comme s'il s'agissait de quelque chose : il en résulte quelquefois les plus fâcheuses conséquences - et quand on s'approche et qu'on examine, on s'aperçoit que ce n'est rien du tout...

Si mes contemporains pouvaient se pénétrer de cet apologue, déjà conté par la Fontaine dans les Bâtons flottants, je crois que les choses de la vie courante et même celles de la politique iraient sensiblement mieux.

Voici revenir l'époque des concours du Conservatoire, loterie hasardeuse d'où sortent, à côté de quelques vrais artistes, tant de lamentables déclassés.

Les plus grands comédiens, souvent, n'ont produit qu'une médiocre impression ou même ont échoué complètement à ce bachot de l'art dramatique. Témoin Rachel, à laquelle Provost disait à la suite de son concours : Allez vendre des fleurs, mon enfant, plutôt que de faire du théâtre.

Rachel persiste, débute, se fait applaudir et combler de bouquets, puis, les montrant à son ancien professeur devenu son camarade, elle lui dit pour toute vengeance : Vous m'aviez conseillé de vendre des fleurs... en voulez-vous ?

droit d'utilisation : Licence Ouverte-Open Licence

Retour