Causerie
Quel joli sujet de discours que celui qui s'offre au ministre du commerce, dans quelques jours! A quels aimables développements, que ne comporte pas toujours une harangue officielle, il peut prêter! Il implique même, s'il plaît à M. Terrier, quelques discrets conseils féminins.
La semaine prochaine, le ministre doit, en effet aller inaugurer à Tarare, dans le Rhône, la statue de l'inventeur Georges-Antoine Simonet.
Simonet ? Ce nom ne dit pas grand'chose à beaucoup de gens, n'est-ce pas ? Ce fut pourtant un homme d'initiative, à qui des milliers d'individus, depuis un peu plus d'un siècle, ont dû leur gagne-pain.
Ce fut lui qui introduisit, en France, l'industrie de la mousseline, faisant du pauvre bourg où il s'établit une ville prospère, transformant ainsi complètement son village natal.
Aujourd'hui, dans le Rhône, soixante mille ouvriers vivent de la fabrication de la mousseline et le produit de ces tissus qu'il apprit à façonner à ses compatriotes dépasse vingt millions. Simonet méritait bien un peu de marbre, dans ce pays qu'il a enrichi par son audace et son opiniâtreté.
Il le méritait d'autant plus que lui, qui devait faire la fortune de toute une région, mourut pauvre, affligé, mais non découragé.
C'est le sort de beaucoup d'inventeurs.
Il avait donné le noble exemple, bien rare au dix-huitième siècle, d'une tentative d'association des ouvriers à son oeuvre rêvant de les intéresser aux bénéfices réalisés.
La difficulté de se procurer les matières premières s'opposa à la réalisation de ses plans, après les énormes sacrifices qu'il avait faits.
Il succomba à la tâche, mais il prévoyait le jour prochain où on triompherait de ces difficultés.
Se sentant mourir, il fit don à ses ouvriers des métiers qu'il avait achetés, il leur légua tous les engins de fabrication dans lesquels il avait englouti sa fortune.
Que chacun de vous, leur dit-il, garde ce qu'il a de moi, ces métiers deviendront les instruments d'une fortune inépuisable. L'avenir ne manquera pas à l'industrie que nous avons fondée ensemble... Croyez celui qui a tout donné pour cette certitude : nos sacrifices porteront leurs fruits !
Quelques années plus tard, on effet, grâce aux efforts du neveu de Simonet, héritier des qualités de ténacité de son oncle, les métiers étaient en pleine activité. Dès 1789, la mousseline de Tarare était appréciée, et l'industrie se développait de plus en plus.
On cessait, pour ce produit, d'être tributaire de l'Inde et des fabriques de Suisse, qui travaillent avec moins de légèreté et de finesse.
Les modes simples des premières années de la Révolution contribuèrent singulièrement à l'essor dos fabriques de Tarare.
Comment ne pas se rappeler le « couplet » célèbre de la Famille Benoîton où M. Sardou opposait aux modes excentriques et ruineuses du second Empire le charme discret de la bonne mousseline, qui suffisait naguère aux toilettes de bal ? Ah ! s'écrie dans la pièce la seule femme raisonnable au milieu de cette galerie de toqués, ah! simples toilettes de ma jeunesse, où êtes-vous? Dix mètres de mousseline, trois aunes de ruban et, une fleur dans les cheveux
Quel garçon blasé, au sortir d'un souper fin, n'aurait eu l'âme doucement émue par cette jeune blancheur ! Ah ! mousseline, blanche mousseline, des mères ingrates qui le dévouent leurs maris t'ont reniée pour leurs enfants... Sainte Mousseline, vierge de la toilette, sauve nos filles qui se noient dans des flots de dentelle !...
Et naguère, en effet, elle suffisait, l'honnête mousseline, dont la dépense était minime, à rendre jolies et séduisantes les jeunes filles... Et c'est en ce souvenir qu'on pourrait puiser la matière de quelques bons conseils pour un retour à la simplicité... Qu'importe, en effet, la richesse d'une robe ? Tout n'est-il pas dans la façon dont elle est portée ?
Sainte Mousseline ! On peut toujours l'invoquer. Les modes sont d'un meilleur goût que celles de l'Empire, mais c'est, de nouveau, une fureur de luxe à laquelle les budgets moyens ne peuvent pas résister.
Evoquez-la, la mousseline dont on se contentait naguère, comme parure, quand les fabriques de Tarare l'eurent mise à la portée de tous.
Les Parisiennes de la fin du siècle dernier, qui l'ajustaient ingénieusement, n'étaient-elles pas plus gracieuses que les audacieuses qui ressuscitaient les costumes grecs et romains ? Ces fichus bouffants ne leur allaient-ils pas à ravir ?
Et voici, sous la Restauration, quand on se débarrassa des « bouillons » et des garnitures massives, les « canezous » de mousseline, avantageant la taille.
Regardez les portraits du temps de Louis- Philippe, alors que, en ce temps bourgeois, la mode est souvent romanesque. Mais, au bal, la mousseline, avec les robes à quatre jupes « à la Taglioni», triomphe encore.
C'est l'Empire qui la proscrit dans le monde. Mais les jolies grisettes ne sont pas si sottes de la dédaigner, quand revient l'été. L'industrie est arrivée, d'ailleurs, à des raffinements, et la mousseline se prête a mille combinaisons charmantes.
C'est la mousseline qui, au mois de mai, rend si gentilles les petites communiantes dont, quelles que soient les opinions, les blancs essaims ne laissent pas les passants indifférents.
Et la mousseline, la voici encore au théâtre, dans le costume frissonnant des danseuses. Les « étoiles » ne s'en contentent plus, à la scène, mais elles ne l'abandonnent pas pour le travail des répétitions.
A l'Opéra, on est assez chiche, entre parenthèses, pour les petites élèves. On ne leur alloue que deux paires de chaussons en toile grise, un mètre de coutil blanc pour le corsage et cinq mètres de mousseline pour les jupons de danse !
Ce n'est guère.
Il est vrai qu'il y a la somme énorme de un franc à gagner pour les « figurations » du soir !
Les fabriques de Tarare furent, au moment où elles commençaient à prendre une extension, bien servies par un heureux hasard.
En 1792, un prisonnier de guerre se trouva interné, avec d'autres soldats étrangers, dans la petite ville. Il avait été forcé de servir l'Angleterre, mais il ne l'aimait guère, étant Irlandais d'origine, Il avait été autrefois tisserand; il demanda à s'employer; il se plut là où le hasard l'avait conduit, et y demeura artisan ingénieux, il trouva un moyen de hâter et de rendre plus économique la fabrication de la mousseline. Cétait une idée simple, mais il fallait l'avoir.
Ainsi la statue qui va s'élever rappellera-t- elle, à la fois, des souvenirs de travail et des souvenirs gracieux qui se mêlent intimement ? Là, les efforts d'un homme qui avait la volonté énergique de doter son pays d'une industrie devant devenir florissante ; ici, les applications de la coquetterie féminine.
Je pouvais donc dire que ce nom de Simonet méritait d'être plus connu qu'il ne l'est communément.
Quand il écrivait sa tirade fameuse sur la mousseline, M. Victorien Sardou ne pensait pas, sans doute, qu'il venait un jour l'inauguration d'une statue élevée à celui qui fut, en France, le fondateur de l'industrie de ce blanc et léger tissu, dont l'auteur dramatique exaltait la seyante simplicité!...