Causerie
Il a paru ces jours derniers un livre bien amusant : c'est celui que l'imprésario Schurmann vient de consacrer aux artistes, célèbres dont il fut le Barnum : - la Patti, Sarah Bernhardt et Coquelin. M. Schurmann a réuni dans ce volume les souvenirs que lui ont laissés ses tournées. Il a gagné à son métier autre chose que ce lot d'anecdotes, c'est-à-dire la forte somme. Et peut-être cette considération aurait-elle dû lui inspirer un peu plus d'indulgence pour les étoiles qui l'ont enrichi. Mais cela n'est pas notre affaire. Les industriels de cette sorte ne se piquent pas d'ordinaire d'une extrême délicatesse, sentiment que ne comporte guère la profession. L'indépendance de coeur dont fait preuve M. Schurmann, dans sa publication, ne surprendra pas le public, qui se contente de trouver pleins de ragoût les historiettes qu'elle contient...
M. Schurmann s'est donc fait le Dangeau de trois souverains du théâtre. Mais un Dangeau qui a la plume terriblement mauvaise, malgré la gaîté du récit. Comme il vous déshabille ces grands artistes dont le prestige est si puissant sur les foules ingénues, même en dehors de la scène ! Sarah Bernhardt seule trouve grâce devant cet iconoclaste, qui brise avec une si dédaigneuse belle humeur les dieux des planches -dont il fut pourtant le grand-prêtre...
Quant à la Patti et à Coquelin, il les accable sous le poids d'anecdotes qui nous les montrent dans la laideur et le ridicule des âmes cabotines. Ce sont autant de petits tableaux lestement troussés, où apparaît tout ce quil y a de suffisance, d'orgueil exaspéré et d'âpreté au gain chez la gent théâtrale, même de la plus haute marque.
Mais laissons la parole à l'indiscret manager : C'était pendant une tournée en Autriche et en Roumanie. La Patti refuse d'aller à Bucharest sous prétexte qu'il y avait de la neige et qu'elle aurait trop froid. Qu'imagine Schurmann pour ne pas perdre le bénéfice des représentations fructueuses organisées chez les Roumains ? Il se fait envoyer de Bucharest un télégramme ainsi conçu : Toute la noblesse prépare une réception grandiose pour l'arrivée de Mme Patti. Le ministère sera représenté. Traîneaux, torches et musique. Télégraphier heure arrivée.
On communique le petit bleu à la diva qui rougit et pâlit d'orgueil : Ces gens sont charmants... Quand partons- nous? dit-elle.
Et à l'arrivée à Bucharest soixante messieurs en tenue de soirée lui font un accueil superbe, pendant que la musique militaire jouait des airs nationaux : Au nom de la noblesse je vous salue madame! lui dit un vieux monsieur très décoratif.
La Patti fit donc une entrée triomphale et dans son ravissement elle chanta le soir comme un ange. Cette réception officielle avait coûté 320 fr. - pour louer et habiller quelques bohèmes de l'endroit qui avaient représenté à la gare l'aristocratie locale !
A Barcelone, aventure analogue. On avait sifflé Nicolini; la Patti furieuse voulait partir sans terminer ses représentations. M. Schurmann se procure avec l'aide d'un caballero du cru les cartes de visite des personnalités du grand monde catalan. Il écrit sous chaque nom les compliments les plus follement lyriques : à la première chanteuse du monde!... - Siffler la Patti c'est offenser Dieu, dans l'une de ses oeuvres les plus parfaites... - C'est à rougir d'être Espagnol - Harpe céleste daigne encore te faire entendre, etc., etc. Et il envoie tous ces bristols blasonnés à madame Patti. L'effet fut magique. Non seulement la divine Rosine resta à Barcelone, mais elle fit même remercier par les journaux les personnages distingués ayant déposé des cartes chez elle...
Cela n'est que risible, mais cette autre anecdote nous la représente sous un jour plus fâcheux, car c'est l'indice d'une implacable sécheresse de coeur : A Bucharest des enthousiastes s'étaient juchés pour l'entendre jusque dans les cintres du théâtre. Tout à coup, au milieu de l'acte de la folie, dans Lucie, on entend des cris effarés : c'est un de ces spectateurs qui a perdu l'équilibre et qui s'est tué dans sa chute. Emotion générale. Seule, la Patti reste indifférente : Vous voyez, dit-elle, personne ne m'entend pour rien. Où on paye avec son argent, où avec la vie !
Mot féroce, vocalise impitoyable qui fait froid dans le dos...
Pour en finir, reproduisons textuellement un récit d'un autre genre d'un genre postérieur ! mais qui n'est pas médiocrement hilarant :
Quelle jolie fable ironique pourrait faire là-dessus un poète du Chat-Noir sous ce titre : l'Etoile et le Vase-de-nuit !Quand la déesse doit chanter, dit M. Schurmann, elle boit sans discontinuer, afin de dégager ses voix et voies intérieures, de la tisane de queues de cerises. La conséquence fatale, inévitable, de cette absorption rafraîchissante est la présence, dans la loge de la triomphatrice, et derrière elle, dans la coulisse, de certain vase d'usage intime, dont les offres de service sont acceptées à chaque sortie de scène, avec une reconnaissance qui n'est pas exempte de rondeurs.
Il était écrit que, pour nos débuts, nous aurions tout, même ce qui d'habitude porte bonheur, contre nous. J'avais eu beau télégraphier au régisseur du théâtre de Buda-Pesth :
Mémento, deux pots !Quand madame Patti fit son entrée dans sa loge, elle poussa un cri de rage et de désappointement : Deux pots de fleurs ornaient la toilette, et le récipient indispensable et cent fois béni brillait effrontément par son absence.Un tel manque d'égards... je ne chanterai pas, ce soir !rugit en s'asseyant nerveusement la dame, que le désir inassouvi torturait plutôt cruellement.Ullmann, mon secrétaire, se trouvait auprès de moi :
Courez, courez vite, lui dis-je, il nous en faut deux, à tout prix !Le théâtre en étant dépourvu totalement, mon brave collaborateur, en habit et cravate blanche, s'il vous plaît, s'élance dans la rue. Pas de chance !... Il est neuf heures, tous les magasins sont fermés. La porte d'une maison particulière s'entrebâille :
Deux vases de nuit, au nom du ciel, mademoiselle, dit-il à la bonne. -J'en ai bien deux, monsieur, mais pas très neufs...Ça ne fait rien, donnez !...Il paie ce qu'on veut, et, ce soir-là, les promeneurs de la Radial strasse, la voie la plus aristocratique de Buda-Pesth, firent cortège à un monsieur de la dernière élégance, tenant dans chaque main un pot de chambre que les côtés trop courts de son frac ne parvenaient pas à dissimuler.
Coquelin est accommodé à la même sauce comique et amère. Schurmann lui en veut surtout d'abuser de l'article de leur contrat où il était dit que le sociétaire de la Comédie serait défrayé de tous ses frais. Armé de ce texte élastique, Coquelin se livrait aux prodigalités les plus coûteuses aux dépens de son imprésario. Un jour même il fit envoyer à ce dernier une note de 1750 fr., montant d'un souper en compagnie ultra-joyeuse. Mais, ajoute l'auteur, je refusai de solder cette frasque libidineuse
.
On nous montre encore Coquelin se faisant opérer d'un cor au pied par son secrétaire, en wagon, « en présence des dames suffoquées » ; on nous le dépeint s'envoyant à lui-même un tas de lettres parfumées et de couleur tendre, pour se poser en Don Juan et stupéfier ses camarades par le nombre et la qualité de ses conquêtes ; enfin M. Schurmann raconte, comme trait final, comment Coquelin manifesta son deuil à la mort de Gambetta, qu'il prétendait affectionner tendrement.
La scène se passe à Saint-Pétersbourg. On devait jouer le soir et Schurmann reçoit une dépêche annonçant la mort du grand patriote. Je ne voulus pas, dit-il, la lui communiquer aussitôt, de crainte d'un saisissement funeste.
Je lui parle des mauvais bruits qui courent, d'un terrible dénoûment à craindre, et je lui montre, seulement, après ces ménagements, la dépêche.
C'est impossible, fait-il, en pleurant, j'étais trop son ami. Ils me l'auraient télégraphié.Sur le moment, le mot : Ils, se prononçant sans faire sonner 1's, je crus à un sinistre lapsus causé, par l'affolement de la douleur.
Ecoutez, ajoutai-je, si vous le voulez, nous ne jouerons pas, le jour de l'enterrement. Nous fermerons le théâtre en signe de deuil.Merci, merci, merci, s'écria-t-il, en m'étreignant les mains ; vous qui n'êtes pas Français, je n'oublierai jamais ce que vous faites pour lui et pour moi.Puis, il courbe la tète, et brisé, anéanti, se livre tout à ses pensées funèbres.
Deux jours plus tard, il m'aborde.
Cela doit vous coûter cher, cette relâche ?Deux mille francs, environ.Comment, vous avez si peu de frais? pas possible...Dam! la location de la salle, le service, l'éclairage, les appointements de vos camarades... J'abandonne, cela va de soi, mes bénéfices personnels.Et... et mon cachet?Vous, je ne vous paie pas, bien entendu. Je vous retiens 1,500 francs.Oh ! alors, c'est différent, nous nous étions mal compris. Jouons !... En rentrant en France je porterai un bouquet de violettes sur la tombe de mon cher mort. Cela produira identiquement le même effet et cela coûtera beaucoup moins cher.
Il est entendu que nous laissons à l'écrivain « des Etoiles en voyage » la responsabilité de ses racontars. Peut-être sont-ils un peu maquillés et revus, pour frapper davantage le lecteur et obtenir plus sûrement l'effet de rire. Mais on conviendra que l'impression qui en demeure est peu favorable aux étoiles en question. Décidément il ne faut voir l'artiste qu'en scène. Quand on le considère de près la désillusion est inévitable et profonde. L'adorable créature qui nous a charmés dans un rôle idéal nous apparaît au réel comme une femme vulgaire, et le grand comédien qui déclame les vers de Molière avec une verve si sûre n'est plus qu'un Mascarille à la ville comme au théâtre.