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Causerie Lyon, 1er juin 1893.

Les Lyonnais ont enterré dimanche, aux sons d'une marche funèbre jouée par la musique militaire, la Société des Courses de Bonneterre. Encore qu'une pointe de mélancolie fut dans l'esprit de tous, en raison de ce décès prématuré et déploré unanimement, la fête fut charmante et fort bien ordonnée. On eût dit que Bonneterre avait mis une sorte de coquetterie à se montrer plus pimpant, plus frais et plus séduisant que jamais pour augmenter les regrets que laissera sa disparition.

C'est qu'elles étaient exquises, dans leur grâce champêtre et parée, les journées de Bonneterre. Le sport y fut toujours aussi excellent qu'il peut l'être en province, où nous n'avons pas, malheureusement, les grandes écuries parisiennes pour fournir aux luttes hippiques une cavalerie toujours brillante et nombreuse.

L'hippodrome de Villeurbanne offrait donc, au point de vue spécial des courses, tout l'intérêt que permettent les ressources de l'élevage régional. Mais son attrait particulier lui était donné surtout par le caractère élégant et mondain de ses réunions. Avec ses belles pelouses, ses ombrages profonds et ses corbeilles fleuries, le parc faisait un cadre ni trop grand ni trop petit, mais charmant, pour des fêtes de ce genre. On eût pu se croire aux réunions privées que donnent à un public choisi certains champs de courses de la banlieue de Paris, comme la Marche ou la Chapelle-en-Serval.

C'est pourquoi tous les habitués de Bonneterre voient avec déplaisir la Société fermer ses portes. Mais peut-être cette fâcheuse décision n'est-elle point définitive. Si la Ville et le Département voulaient l'aider un peu plus efficacement sa résurrection ne serait pas impossible. C'est un voeu auquel, pour notre part, nous nous associons très volontiers. Les distractions sont si rares en notre bonne cité qui, l'été, ressemble beaucoup plus à un grand village désert, qu'à la seconde capitale de la France !

Le commerce local y trouve d'ailleurs son compte, par le mouvement et les toilettes que les courses occasionnent. Nous avons vu dimanche les ajustements reconnus le plus « chic » par le goût du jour. Il y en a de formes diverses, mais le cachet dominant c'est l'ampleur de la jupe qui rappelle l'infâme crinoline de jadis.

Vous vous souvenez de la phrase assez dure que Dumas fils prête à de Ryons dans l’Ami des Femmes : Ces charmants et terribles petits carnivores - (ce sont les femmes dont on parle) - pour lesquels on se déshonore, on se ruine et on se tue, et dont l'unique préoccupation, au milieu de ce carnage universel, est de s'habiller tantôt comme des parapluies tantôt comme des sonnettes. Et bien nous en sommes présentement à la seconde période. Après le fourreau en forme de parapluie, nos contemporaines ressemblent aujourd'hui à des sonnettes, tant leur base est démesurément large.

Ce n'est pas joli joli, mais la mode ayant prononcé, toutes les femmes, même celles qui ont de la corpulence, arborent cet uniforme sous lequel elles apparaissent comme autant de gros ou de petits tonneaux. Je ne comprends pas que le sexe fort ne s'insurge point contre ces aberrations du sexe faible. Ah ! si nous avions, ne fût-ce que pour quelques semaines, le courage de fomenter en manière de protestation une grève masculine, à l'exemple de la grève des femmes qu'Aristophane et Maurice Donnay ont représentée dans Lysistrata !

Mais voilà, les résolutions héroïques ne se prennent que dans les comédies. Dans la vie réelle, les femmes ont beau multiplier tous les méfaits que rappelle De Ryons, et même se soumettre à des modes ridicules, l'éternel féminin n'en garde pas moins son tout puissant prestige. Et, comme disait Amorphe,

...Malgré tout celaDans ce monde on fait tout pour ces animaux-là !

Les faits divers viennent d'enregistrer entre un accident de voiture et un incendie la fin lamentable d'un noble décavé. L'événement n'est pas rare de notre temps, où les misères et les déchéances blasonnées pullulent. Mais les derniers jours de ce marquis bohème ont vraiment été consacrés à de singuliers emplois.

Après avoir été successivement agent de la police secrète, homme-sandwich, souffleur dans les bouibouis de boulevard extérieur, il s'était mis à la fin au service d'une agence interlope qui lui offrait cent francs, plus un vêtement complet, pour donner son nom à un enfant de l'amour. Il reconnut ainsi, l'an passé, jusqu'à six enfants naturels ! Bizarre métier pour un homme dont les ancêtres allèrent aux croisades et dont l'arrière grand-père fut tué à Valmy !

Quant à lui sa mort fût moins noble. Comme le « dos » chanté par Yvette Guilbert :

Il buvait si peu qu'un soirOn le ramassa su'l'trottoir,Il était crevé bien tranquille,A Belleville !

Entendu hier, au restaurant : Un habitué demande au garçon ce qu'il a comme viandes froides. On lui apporte aussitôt une langue fumée qu'il refuse obstinément depuis huit jours. Voyons, garçon! C'est une mauvaise plaisanterie. Je vous ai dit vingt fois déjà que je n'en voulais pas. Le garçon très aimable : Raison de plus pour en prendre aujourd'hui... Ce ne sera pas pour monsieur une langue étrangère !
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