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    Causerie. Le salon lyonnais.

    Mes lecteurs sont accoutumés à ce que, chaque année je consacre une chronique au Salon lyonnais. Les manifestations d'art sont si rares en province qu'on ne saurait trop les encourager et faire un peu de publicité autour d'elles. D'autant plus que, cette année, la Société lyonnaise des Beaux-Arts a déployé, non sans succès, des efforts dont il faut lui savoir gré, pour attirer les peintres parisiens qui devenaient, depuis trois ans, de plus en plus rares. Sur les douze cents envois du Salon de cette année, les Parisiens sont représentés par environ quatre cents toiles. Toutes ne sont pas également bonnes. Cela pourtant a suffi pour rehausser très heureusement la moyenne de l'Exposition. Il y a, notamment un Détaille, un Jules Lefèbre et des études de Jean-Paul Laurens qui à eux seuls valent la visite.

    Quant à la peinture lyonnaise, elle reste dans le marasme. Hélas ! nous ne sommes pas encore à la veille d'assister à une renaissance de l'art local ! Pour quelques peintres ayant une « nature », et dont les progrès sont à signaler, combien de médiocres choses, de tableaux de pacotille et d'essais enfantins ! La bienveillance de messieurs les professeurs pour les croûtes de leurs élèves semble pourtant s'être un peu modérée en 1893. Le népotisme s'étale bien encore sur la cimaise en de trop nombreuses et affligeantes exhibitions. Mais cela est humain. Tout le monde « népote » plus ou moins ici-bas. Comment les peintres seraient-ils au-dessus des communes faiblesses ? Tout ce qu'on peut demander c'est qu'ils mettent quelque discrétion à y céder, et, cette année, il faut reconnaître que le jury a su endiguer notablement la marée montante des tableaux de demoiselles. La chose, au surplus, n'a pas dû être facile. Car, si du temps de Musset on pouvait se demander « à quoi rêvent les jeunes filles», nous savons de reste aujourd'hui que c'est à la peinture à l'huile. Comment s'étonner avec cela du nombre toujours croissant des célibataires ?

    Après cette réflexion philosophique, nous entrerons tout droit, si vous le voulez bien, dans la première salle du pavillon de Bellecour. Immédiatement la grande toile de M. Marius Roy, le Réveil après Solférino (598) attire les regards. C'est le champ de bataille avec toute l'horreur des lendemains de rudes mêlées. Des morts gisent, enchevêtrés et raidis; des artilleurs dorment, éreintés; d'autres s'éveillent avec l'air de gens qui se demandent s'ils sont encore au monde; des groupes regardent dans le lointain, au delà des brumes que dissipe une pâle aurore, les clochers de Castiglione... Œuvre intéressante, qui le serait tout à fait avec plus de franchise dans le coloris. A côté, occupant une place énorme (49 et 50), les deux grands tableaux de M. de Bélair, plus que jamais « puvisdechavannesque ». On peut être clément pour l'Enfant prodigue. Mais, ce St-Hubert, - monté sur un horrible cheval qui résume toutes les tares affligeant son espèce, - et qu'hypnotise l'apparition d'un cerf en stéarine!!

    M. Henri Fantin-Latour (272) expose, dans un nuage, une envolée de nymphes qu'il appelle, on ne sait trop pourquoi, l’Ordu Rhin. Les chiens courants de M. Gelibert (305) sont d'excellents toutous et le cuirassier de M. de Barboriis (34) astique son casque avec un naturel qu'apprécieront tous ceux qui ont passé par la chambrée. M. Nozal (508) nous montre un vigoureux sous-bois, que trouent de belles coulées de lumière. Malgré la vieille renommée de l'auteur, j'aime peu le paysage de M. de Curzon (213) : ses arbres sont mous comme de la laine.

    La petite salle du fond - côté gauche - est illuminée par un magistral Detaille (231), représentant la Batterie Blanche, épisode de la bataille de Champigny. Comme cela est composé, dessiné et peint, sans recherche de l'effet mélo! Voilà une toile qui fera grande figure au musée de Lyon auquel elle appartient.

    La Fleur de lotus (589) de M. Rochegrosse estelle une fumisterie ou le rêve d'un décadent? Son tableau pourrait être intitulé comme la célèbre mélodie de Schaunard : de l'influence du bleu dans les arts... Un peu froid, mais bien peint, le lac d'Aiguebelette de Mlle Dauvergne. M.Euler (263) a des Chrysanthèmes d'une couleur éclatante; M. Feyen-Perin, deux jolies — trop jolies! — Cancalaises; et M. Laurent-Gsell une vue de la Terrasse des Tuileries (404) inondée de curieux reflets jaunes. Comme, le soleil avait donc ce soir-là des rayons orange! L'Intérieur de forge de M. Luigini est à louer pour l'observation amusante des détails et la profusion de la lumière, encore que l'ensemble soit d'une facture un peu lâche. Non loin d'une étude ensoleillée de Noirot, un Coin de ferme (506), on remarque (584) l’Aveugle de St-Aventin, d'André Rixens : les personnages, surtout la tête du vieux mendiant, sont traités dans une note sincère et robuste, mais le fond est de moindre valeur.

    M. Claude n'est pas aussi heureux avec ses Poissons des Halles (177) qu'avec les fruits savoureux qu'il confectionne d'ordinaire. Il a sans doute passé ses prunes à M. Couty (208) dont les Confitures sont très belles, très appétissantes et très décoratives. Le tableau d'intérieur de M. Evariste Carpentier (139) est une des choses les mieux venues du Salon : Grand'mère et Bébé sont restés seuls à la maison pendant que les parents sont au Salut; l'enfant s'est endormi et l'aïeule le contemple avec attendrissement, tandis que la marmite bout sur le feu qui rougeoie. L'impression est enveloppante dans son intimité paisible. A signaler encore le paysage hollandais (629) de M. Stengelin, et un adorable pastel, En Course (916),de Mme Frédéric Vallet, représentant une gentille modiste, à la silhouette parisienne et froufroutante. Je ne saurais parler congrûment de l'immense allégorie de M. Dupain : Jeunesse et Chimère ! Le sens de ces choses m'échappe...

    Nous arrivons maintenant à la grande salle du côté Saône. En commençant par la gauche, on peut donner un coup d'oeil à la Frileuse (69) de M. Beyle : une femme jaune, le torse nu et la gorge molle, se chauffe à un brasero. Des qualités de faire, et pourtant ensemble légèrement poncif. Le Portrait de Marius Popelin (275) par M. Gabriel Ferrier est à coup sûr le meilleur de l'Exposition, par l'ampleur de la touche, le relief du modelé et le naturel de la pose. Les mains surtout sont étonnantes de vie. Sous le n° 392, M. Landelle a léché habilement un Intérieur d'Arabes.

    La vache de Mlle Bouillier (97) manque de consistance à côté de celles de M. de Vuillefroy (689). Mais pourquoi le maître animalier a-t-il plaqué sur le fond cette couche de bitume bleu-pâle, au lieu d'y mettre un paysage et un ciel ? Le petit portrait (62) de M. Berthon est charmant dans sa finesse discrète, et la Montagne de Menton de M. Lansyer (393) rend supérieurement la sensation de clarté que laissent la verdure pâle des oliviers et l'atmosphère limpide du Midi.

    Mais il faut s'arrêter longuement devant la Sperança de Jules Lefebvre Qu'elle est délicieusement mystique et rêveuse, cette vierge aux yeux profonds, qui cherche dans les prières de son missel l'oraison dont grandira son espoir! Comme le rouge vif de la coiffure drapant les cheveux blonds fait ressortir les teintes délicates de ce pur, de cet immatériel visage ! Page exquise en un mot, tout à fait digne du grand peintre qui l'a signée.

    Passons rapidement sur la Mort de sainte Catherine - oh ! ce Chicotot ! - sur le portrait consciencieux et fouillé du bibliophile O..., par M. Elie Laurent (400), sur les envois de MM. Beauverie et Martin, - pas en progrès cette année, M. Martin ! - sur la belle Vache au pâturage (678) de M. Vayson.

    Un peu plus loin M. Commerre nous fait goûter une aimable étude, Nonchalance (189), gracieuse tête blonde s'enlevant en pleine pâte sur fond rose. Le paysage de M. Noirot, Saint-Maurice-sur-Loire (505) où l'on voit, dans un site tourmenté, un vieux château fort se dresser au sommet d'un roc, sous le ciel sombre, est peint dans l'allure fougueuse et presque outrancière qu'affectionne ce peintre de tempérament. Tout près (522), frappante antithèse, un Perrachon très brillant fait apparaître sur une fenêtre deux colombes en sucre très blanc, encadrées de roses éblouissantes en papier nacré. C'est archi-faux, mais tout de même joli à voir pour ceux qui aiment ça. Je préfère, quant à moi, les Lilas de M. Jeannin (36o). Mme Collomb-Agassis a un bon portrait de vieille dame (186) . A voir aussi le tableau d'intérêt chirurgical de M. Adler (644), la Transfusion du sang de chèvre; un gentil paysage parisien de M. Petillion (531) ;et, de M. Flameng, la Balançoire, sur laquelle une Merveilleuse fait admirer ses atours excentriques et sa piquante frimousse.

    Dans la grande salle du côté Rhône on remarque à l'entrée un bon portrait de femme (652) de M. Tollet. Ce morceau peut faire pardonner au peintre son Echo (653). Dieu, que cette nymphe a la fesse pointue! Heureusement qu'elle est assise sur un rocher et non point sur les genoux de Narcisse... Le Crépuscule (239), grande toile de M. Didier-Pouget, rend poétiquement les colorations assombries des couchants. Dans une petite toile de M. Lynch (633) nous voyons des promeneuses en conversation avec les cygnes du bois de Boulogne. Un de ces cygnes ressemble à une oie. C'est là l'oie de Lynch ! Tout près l'une de l'autre (436 et 144), deux cartes de visite de peintres connus : Albert Maignan et Louis Carrier-Belleuse. Les Oranges de M. Euler (264) sont aussi vibrantes que ses fleurs. Très solide, dans sa sobriété voulue, la Jeune fille au livre de Mlle Godin (326).

    Le Frère et Soeur an M. Louis Appian vaut par la couleur, sinon par le dessin. La leçon d'enluminure (40), scène moyennageuse de M. Bauër, précède un petit Gagliardini (296) rutilant de lumière et de touches radieuses.

    Quant à l'envoi de M. Balouzet, il est de premier ordre. Voilà un Lyonnais qui est en train de faire un beau chemin ! Le soir au bord de l'Azergues, paysage apaisé sous les rayons de la lune qui monte dans le ciel clair, fait un très heureux contraste avec l'Etang de Billionnay fouetté par le vent, sous des nuages orageux et lourds. M. Balouzet interprète la nature d'une virtuosité sincère qui n'a plus besoin que de s'affiner.

    La Madeleine de M. Tony Robert-Fleury (585) est bien vieux jeu comme composition. En revanche, la couleur du vieux maître est harmonieuse et le morceau de nu des plus classiques. Il faut étudier soigneusement les Huit Eludes mérovingiennes de Jean-Paul Laurens. Cela ressort d'un fier style, d'un dessin superbe et si caractéristique ! Un coup d'oeil encore à deux jolis paysages de Japy (367 et 368), au poulailler de Defaux (224), au Soir d'été de Louis Demont et aux Peaux-Rouges de Chica (170), dont l'allure folle et les couleurs heurtées évoquent les chevauchées des pensionnaires de Buffalo-Bill.

    Après quoi, la salle de sortie nous présente une nature-morte de Yung (69?) où se joue hardiment une symphonie en blanc majeur. L’Enfant prodigue de Luminais est une toile d'ordre : le torse de l'homme, surtout, apparaît avec une puissante recherche d'exacte anatomie. Très pittoresque la scène militaire de Boutigny (703), et très fin le portrait de madame G... (957) par Huvey. Un grand Dubuffe (704) acquis par l'Etat - pourquoi, Seigneur! - étale ses couleurs violacées et bleuâtres d'une odieuse invraisemblance, et des anges veillant un enfant Jésus, dignes de figurer rue Saint-Sulpice, en la boutique de Bouasse-Lebel. Le petit paysage de Carrand, l'Eté est très ouvragé et les eaux sont d'une clarté transparente. De M. Brillouin, l'Epée (113) joue excellemment aux Roybet. Une pimpante et fraîche pèlerine de Frappa (293) ; la Tricoteuse de Mme Godin (327), à louer pour son réalisme saisissant ; et une supérieure nature morte par Darrien (220) complètent le bilan de cette salle.

    Le pavillon du fond est réservé aux dessins et pastels. Le plus réussi est celui de M. Albert Maignan (837), si vaporeux et si poétique. Les Dindons faisant la roue, de Vayson (918), sont étonnants de rendu. Une mention spéciale au très beau pastel de Mlle Bilinska, à la jolie rousse caressée d'un crayon si chaud par Mlle Garcin, et aux aquarelles assez fines de M. Tollet.

    Avec la sculpture notre revue ne sera pas longue. Tout à fait remarquable le buste du peintre Allemand (923) par Aubert, et d'une frappante ressemblance le plâtre faisant revivre les traits accentués de M. Quivogne, l'ancien adjoint au maire de Lyon. M. Devaux expose une Rieuse qui est un délicieux petit morceau. Je cite aussi la Pietà de Fontan ; la Perle de M. de Gravillon et la Série de portraits en bas relief de M. Chaleyssin, un jeune qui donne les plus sérieuses promesses.

    Et en voilà jusqu'à l'année prochaine.

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