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Causerie. Lyon, 9 février- 1893.

Samson et Dalila vient d'avoir sur notre scène lyrique une reprise qui a charmé tous les délicats, grâce à Mme Héglon, une des cantatrices de l'Opéra dont la carrière apparaît avec les plus brillantes promesses. La séduisante pensionnaire de M. Campo- Casso n'a abordé le théâtre que depuis deux ans, et déjà elle a tenu avec succès des rôles de classe, comme celui d'Amnéris dans Aïda, où le public parisien ne lui a point ménagé ses applaudissements. Mais c'est dans le personnage de Dalila qu'elle donne le mieux la mesure de son jeune talent. Elle y a remporté, à Bordeaux et à Toulouse, de véritables triomphes dont la presse locale nous a transmis l'écho, en des articles unanimement enthousiastes.

Je comprends de reste, pour ma part, qu'une traduction vraiment belle d'un rôle aussi complexe que celui-là ait pu motiver chez nos confrères des appréciations à ce point flatteuses. Il est de fait que tout l'opéra de Saint-Saëns est dominé de haut par la figure de Dalila. Samson est un grand dadais assez insignifiant, et ce « Juge d'Israël » nous semble en somme un peu bête. Le souvenir de la mâchoire d'âne doit lui faire du tort ! Quant aux autres personnages ce sont tous des comparses.

C'est pour la magicienne d'amour de la vallée de Sorec que le compositeur a prodigué les inspirations les plus vivantes de son âme de poète. Dans la Bible, dans ce passage du Livre des Juges où est racontée la vie de Samson, Dalila n'est que la courtisane vulgaire qui se fait aimer du héros et le livre à ses ennemis pour gagner la forte somme. Onze cents pièces d'argent : C'était un joli denier pour une marchande de caresses, surtout en ces temps lointains où l'on n'avait pas encore gâté les prix... Mais dans la légende transmise d'âge en âge par l'imagination des peuples, et aussi grâce aux commentaires de la poésie, Dalila est devenue un type immuable. C'est elle qui désormais personnifie la Femme à la fois adorable et funeste, l'être redoutable et cher dont la main frêle sait courber jusqu'à l'asservissement, jusqu'à la déchéance les forts entre les forts. Dalila! Ce nom qui chante comme une musique est à lui seul une évocation d'éternelle et profonde humanité...

Saint-Saëns l'a vu ainsi, et c'est ce caractère symbolique auquel il a tenté de donner la vie par la magie des sons. Audacieux idéal qui ne l'a point déçu : sa Dalila est une création du plus pur génie.

Pour rendre dignement un tel rôle, les chanteuses sont rares. On ne saurait dénier à Mme Héglon le précieux mérite de l'avoir étudié, composé et traduit avec la conscience d'une âme d'artiste. Plastiquement elle s'y montre superbe, d'une beauté presque dominatrice. C'est bien la Dalila des peintres et des poètes : l'Orientale aux larges yeux alanguis par le kohol ; aux lignes onduleuses et sculpturales; aux mouvements rythmés et harmonieux; à la chevelure lourde semée de perles et de saphirs ; aux vêtements ondoyants et nacrés sous des couleurs de rêve. Cette silhouette, d'un exotisme si puissant, est animée par l'effort affiné d'une intelligence qui sait et qui comprend. Mme Héglon dégage tout « l'éternel féminin » que renferme son personnage. Subtilement femme, savamment et délicieusement perverse, elle déploie autant de charme ensorceleur dans les scènes de séduction, que d'énergie dramatique dans les passages de force. L'organe manié avec goût est velouté et profond, avec toute la sonorité grave des contralti complets. Quand la chanteuse en sera aussi complètement maîtresse que la comédienne l'est déjà de son-jeu, Mme Héglon n'aura plus de rivales. Dès à présent je ne sais pas de Dalila qui donne une si intense impression d'art. C'est une joie de l'entendre, pour ceux qui demandent à l'artiste lyrique autre chose que le gros effet vocal et qui cherchent au théâtre l'illusion d'un idéal enfin réalisé...

Je n'ai pas l'habitude ici de consacrer tant de place aux choses du théâtre. Mes lecteurs me le pardonneront par égard pour Samson et Dalila. C'est si rare de pouvoir parler d'un chef-d’œuvre - et il y a dans l'opéra de Saint-Saëns des coups d'ailes qui vous emportent si haut-dans les régions du rêve ! C'est pour lui vraiment qu'a été fait ce vers du poète :

La musique souvent nous prend comme une mer!

On vous a entretenu déjà du prince Milan de Serbie, ce monarque nouveau jeu qui abandonna le trône pour le boulevard, et qui a mené la vie parisienne d'une façon si accidentée qu'on dut créer exprès pour lui le vocable de « roistaquouère ». Ce rival du Vieux-Carafon et de Sonadieu vient de renoncer pour cause de décavage aux émotions du tirage à cinq et aux tendresses à fins de chèques des modernes Dalilas, Après avoir rôti tous les balais, il réintègre le domicile conjugal et royal, réalisant par une conversion inespérée le songe de Nathalie, - mais aussi en laissant dans la situation d'Ariane Mlle Subra, une des étoiles les plus capitonnées de l'Académie nationale de Musique et de Danse.

Croiriez-vous que cette jolie personne soit aujourd'hui, du fait de ce lâchage, un des points de mire de la Triple-Alliance? On s'est fort ému, paraît-il, dans les cercles de la Triplice, de cette réconciliation de la reine Nathalie et du plus cascadeur des Obrenowitch. Les combinaisons diplomatiques de Berlin et de Vienne en paraissent sérieusement troublées. On a donc pensé qu'il serait habile de désunir à nouveau le ménage, et la Gazette de Francfort a lancé aussitôt contre notre Milan le plus stupide des canards. Ne s'est-elle pas avisée de prêter à Mlle Subra des projets de procès contre son ancien ami, auquel elle réclamerait devant les tribunaux deux cent cinquante mille francs non pas pour honoraires, mais comme restitution d'argent prêté ?

Pour le coup le pauvre Milan eût été un oiseau de haut vol! Mais la machination a raté. Mlle Subra a démenti la presse allemande, et la reine Nathalie a répliqué en se félicitant sans réserves du retour de l'enfant prodigue. C'est donc une question réglée. Mais on conviendra que la politique va quelquefois se nicher en de très étranges sujets ! Celui-ci est agréable, quoique inattendu. Qui aurait pu croire que Mlle Subra, non contente d'émouvoir les vieux abonnés, aurait un jour à influer sur l'équilibre européen, en intervenant dans la question d'Orient! Voilà qui va rehausser singulièrement le prestige du corps de ballet de l'Opéra. Le maître à danser de M. Jourdain n'avait pas tort de vanter l'action de son art dans le gouvernement des Etats. On a disserté éloquemment sur l'influence qu'avait eue la forme du nez de Cléopâtre sur les destinées du monde. Les jetés-battus, les fouettés- derrière et les pointes de Mlle Subra ont failli jouer le même rôle historique. Admirable matière à mettre en vers latins, - et juste cause d'orgueil pour mesdames Cardinal et Manchaballe, suitées de leurs aimables filles...

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