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    Causerie. Lyon, le 18 janvier 1893.

    Quelle neige, quels frimas, quelle bise ! La place Bellecour ressemble aux steppes glacés de la Sibérie, et la Saône à la Bérézina. Les journaux nous annonceraient demain que des ours blancs ont été vus se promenant sur le pont de la Guillotière qu'on n'en serait pas autrement surpris.

    C'est le moment de se calfeutrer chez soi, dans les tiédeurs du home, à lire un livre aimé au coin d'un bon feu. Je ne crois pas qu'ils soient très nombreux ceux qui se mettent volontiers en voyage par un temps pareil. Il faut avoir des obligations impérieuses, ou bien être un apôtre à la façon de M. de Morès pour braver le froid qui sévit en des trains mal chauffés et n'arrivant plus qu'avec de longues heures de retard. Il est vrai que monsieur le marquis voyage apparemment dans un confortable sleeping-car, ce qui rend ses déplacements moins dignes des palmes du martyre.

    Sans faire de politique, ce qui m'est interdit à cette place, je puis bien dire que le noble conférencier n'a eu à Lyon qu'un succès médiocre auprès des gens sérieux. Le double patronage des jésuites et des révolutionnaires, sous lequel il s'est présenté parmi nous, n'était pas fait pour lui donner beaucoup d'autorité. Seuls, quelques jeunes Diafoirus élevés à la brochette par des cléricaux fanatiques ont témoigné pour l'agitateur antisémite d'un enthousiasme exubérant, qui s'est traduit en fin de compte par quelques heures de séjour au poste, où ces terribles enfants de choeur ont été conduits pour avoir, dans la rue, trop fêté saint Pothin, patron du boucan.

    Il faut dire que les rédacteurs des journaux pieux s'étaient répandus en de dithyrambiques réclames pour exciter dans la jeunesse bien pensante cette sainte ivresse. Jamais les successeurs de Veuillot, jamais les écrivains qui trempent leurs plumes dans l'eau bénite, Et qui parlent argot entre deux orémus n'ont déployé pour personne autant de lyrisme. Lisez plutôt ces extraits du plus bigot de tous, de celui qui dessine un crucifix en tête de ses colonnes, « accrochant son enseigne aux clous saignants de Jésus- Christ » : De vieille race aristocratique, il a pour lui les avantages du corps en même temps que les qualités du coeur et de l'esprit... Il séduit au premier abord... le regard dévoile l'homme qui tuera un voleur comme un chien et soignera avec de tendres soins un insecte malade... En lui la perfection de la forme s'unit à la vigueur des muscles. Mores porte habituellement une énorme canne métallique dont un seul coup suffirait à tuer un boeuf... C'est dans les labeurs quotidiens que son visage s'est bronzé et a prise et le mâleté qu'engendre la noble habitude du travail... La Tribune est actuellement le champ clos où frappe d'estoc et de taille cet antisémite aux désirs audacieux. Jamais il n'a été vaincu sur ce terrain. Vient ensuite une biographie dans laquelle on nous apprend que M. de Morès a épousé « une riche américaine » fille d'un puissant financier de New-York et sieur d'un ambassadeur prussien ; qu'il a perdu dix-huit cent mille francs à l'Union générale, essayé de l'élevage dans les environs de Chicago, et tenté des entreprises au Tonkin, pour terminer, en fin de compte, par s'établir tribun. Il est bien regrettable que l'auteur de cet article n'y ait pas ajouté des illustrations appropriées. Il eût été attrayant de voir le héros représenté sous ses doubles muscles et dans la « mâleté » de ses formes, tuant d'une main un juif panamiste, comme qui dirait le royaliste M. Arthur Meyer, et de l'autre soignant délicatement « un insecte malade », un cafard, par exemple.

    Quoiqu'il en soit, et sans doute à cause de tous ces prospectus élogieux, M. de Morès a excité à Lyon une curiosité fort vive. Ce n'est pas tous les jours qu'on peut voir à la tribune d'une réunion publique un marquis à quatorze quartiers, duc de Vallombrosa, comte de Montmayor, ancien éleveur de boeufs dans les prairies de l'Amérique du Nord, et entrepreneur de chemins de fer en Indo-Chine. Et ce n'est pas non plus une chose banale que d'entendre un grand d'Espagne de première classe crier : « Vive la Révolution sociale N. d. D.! »

    Je crois que ce sont ces particularités peu communes qui ont attiré tant de monde, samedi, à la salle Laroche. Au vrai, M. de Morès n'est pas un orateur. Il manque de verve, de fond et d'envolée. Beaucoup de crânerie, mais peu de talent. Quant à ses théories, elles sont d'une naïveté délicieuse. Elles consistent à donner cinq mille francs à chaque Français ayant satisfait au service militaire, et à renouveler ce bienfaisant arrosage chaque fois qu'il lui naîtra un enfant. Ce serait la Banque de France qui aurait la charge de ce service. Mais M. de Morès ne nous dit pas comment elle pourrait y suffire et comment seraient alimentés les milliards nécessaires. Et puis les cinq mille francs par enfant? C'est ici que deviendrait agréable et productive la « mâleté » dont parle la Croix. Un ménage bien constitué n'aurait pas autre chose à faire, pour avoir cinq mille francs de rente, qu'un enfant tous les neuf mois. Et comme l'inventeur du système n'établit pas de différence entre les enfants naturels et les légitimes il se rencontrerait certainement des gaillards vigoureux pour syndiquer plusieurs femmes, dans le but d'avoir beaucoup d'enfants et autant de fois cinq mille francs. Outre que cet élevage ne serait pas sans douceurs, il rapporterait assurément plus d'argent que celui des lapins - ou même des boeufs dans le Far-West.

    Telles sont les bases de cette sociologie humorèstique, dont les éléments me paraissent avoir été empruntés aux meilleurs romans de Paul de Kock.

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