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    Causerie. Lyon, le 11 janvier 1893.

    Un des romanciers les plus aimés des lecteurs de ce journal, un des plus chers amis de celui qui signe cette chronique vient de s'éteindre la semaine passée à Paris, dans la pleine force de l'âge et du talent. Et c'est avec une poignante émotion, que je viens aujourd'hui, pieusement, à cette place même où son nom fut souvent écrit sous ses yeux, rendre hommage à l'âme vaillante, au généreux écrivain, à l'ami incomparable que fut Albert Delpit.

    La vie a d'étranges amertumes. Lorsque ceux qui approchent de la maturité jettent derrière eux un coup d'oeil sur le chemin parcouru, c'est grande pitié de voir combien cette route est bordée de tombeaux. Et la mélancolique devise des Bauffremont vous vient à l'esprit, comme la commune épigraphe de toutes les existences humaines : « Plus deuils que joies! »

    Pour tous les amis de Albert Delpit, sa mort est un de ces chagrins plus douloureux que ne sont douces les plus vives allégresses. C'était un si grand coeur et un esprit si séduisant ! Je ne sache pas que dans sa vie il y ait jamais eu place pour une vilaine action, pas plus que dans sa pensée ait pu germer une idée basse, ni dans son oeuvre se glisser une ligne, un mot qui ne respirent l'honneur. Ce fut le type, aujourd'hui disparu avec lui, du gentilhomme de lettres, mieux que cela du moderne paladin. Aux âges lointains, il eût été à la fois Bussy et don Quichotte, un preux sans peur et sans reproches en même temps qu'un chevalier errant, s'escrimant d'aussi bon coeur contre de vrais ennemis que disposé à courir sus aux moulins à vent.

    Nature enthousiaste, prompte aux emballements les plus nobles comme les plus fous, âme féconde en fières et chimériques illusions, - telle a été sa vie, telle est son oeuvre.

    Delpit débuta dans la lutte littéraire, malgré les résistances de sa famille, comme secrétaire du grand Dumas et son collaborateur au d’Artagnan et au Mousquetaire. Il semble même qu'il y ait eut quelque chose de fatidique dans ce titre des journaux où il fit ses premières armes. N'a-t-il pas été un vrai mousquetaire, - moins le pourpoint, le panache et les bottes aux lourds éperons - celui qui se servit toujours de sa plume comme d'une bonne épée, étant d'ailleurs presque aussi prodigue de son sang que de son encre ?

    En 1871, à vingt ans, il avait déjà conquis sur le champ de bataille la croix de la Légion d'honneur, reçu un prix de poésie de l'Académie française pour un Eloge de Lamartine, et produit un volume de vers, l’Invasion, que toute la France lut avidement. Cri de douleur vibrant et sincère, dictame pieux et réconfortant épandu sur les plaies de la noble blessée, acte de foi en l'avenir de la Patrie française : ainsi fut ce recueil, qu'il écrivit un peu à la diable, pour ainsi dire entre deux combats, dans l'intervalle de ses campagnes de franc-tireur ou de soldat de l'armée de Versailles.

    Puis vint cette brillante série de romans et de pièces, ces nombreux articles de journaux, énergiques et alertes, qui firent de lui un des hommes de ce temps portant le plus sur le grand public. Je n'en veux rappeler au théâtre, que le Fils de Coralie, le Père de Martial et les Maucroix, où demeurent des pages d'une haute allure, et en librairie le Mariage d'Odette, Marquise, Solange de Croix-Saint-Luc, Mademoiselle de Bressier, Thérésine, - autant de romans d'où jaillit l'émotion.

    Malgré ses succès et son grand renom, l'écrivain resta chez Delpit inférieur à l'homme. Il produisait trop vite, avec une étonnante et redoutable facilité. Il recherchait surtout, et concevait puissamment, les élans éperdus de la passion, les dévouements héroïques, les invraisemblables désintéressements, les fortes situations qui étreignent le lecteur. Tout cela, malheureusement, n'est pas enveloppé d'une langue assez travaillée. Il y manque ce je ne sais quoi d'achevé et de rare qui revêt la pensée d'une forme durable et définitive.

    Où, d'ailleurs, aurait-il trouvé le loisir de mûrir son talent et de ciseler son style ? Comment même a-t-il pu fournir une telle carrière ? Les perpétuelles agitations de sa vie presque aventureuse, les grands coups de passion qui l'ont secouée, les troubles aigus d'un nervosisme extrême ont empêché la complète floraison de ses dons merveilleux. Voilà pourquoi Delpit n'est point devenu le grand écrivain que tout le monde pressentait en lui.

    Hélas ! c'est là aussi ce qui a amené sa mort. Ce nerveux jusqu'à l'exaltation maladive s'est éteint épuisé par les narcotiques, sans lesquels il n'eût jamais trouvé le sommeil. Le chloral et la hideuse morphine ont été les calmants compagnons de sa vie, - mais aussi ses assassins. Dans ces derniers temps, il en était arrivé à l'abus fatal que rien ne peut arrêter. Nous assistions, le coeur navré, à cette lente déchéance, à l'anémie de cette robuste constitution, à l'envahissement progressif du voile qui s'étendait peu à peu sur cette belle intelligence…

    Pourtant, lors d'un voyage qu'il fit à Lyon, il y a quelques mois, je retrouvai Pour un jour le Delpit de jadis. Ah ! l'éblouissant et suggestif conteur ! Comme il vivait ses anecdotes ! Avec quelle flamme convaincue et quel accent de barde il disait les vers ! Ce soir-là nous avions dîné sur les bords de la Saône, en face des îles Roy. Il faisait une nuit radieuse, un clair de lune bleu qui répandait sur les choses, sur le vaste paysage endormi, sur la rivière paisible et moirée d'argent, une lumière divine. Notre pauvre ami nous récita des vers de lui, « la chanson des Ribauds » de sa Bonne Lorraine, oeuvre posthume qui va bientôt paraître chez Ollendorf, et dont je sais des fragments où palpite toute la chevalerie de cette âme française si ardemment. Je revois encore son fin profil à la Valois - tel que François Clouet en a peint dans ses portraits du Louvre - illuminé de tant d'enthousiasme, et son regard étincelant comme un diamant noir. J'entends encore sa voix métallique sonner fièrement les rimes d'or qui chantaient, inspirées, dans le silence de la nuit d'été. Ce fut une heure inoubliable.

    Depuis je crois bien qu'il ne retrouva plus de lueurs pareilles... Il est mort après quatre jours de délire, mais d'un délire sublime qui fait penser à celui d'Armand Carrel mourant. Il se voyait - ce qui fut le rêve de foute sa vie - député de Strasbourg redevenue ville française. Les ténèbres de la nuit éternelle l'envahissaient déjà qu'il criait encore les indomptables espoirs et les aspirations d'idéal réparateur qui emplissent les vers de l’Invasion et de la Bonne Lorraine. Et c'est en murmurant une dernière et noble rime, en expirant une suprême et patriotique pensée, qu'il s'est couché pour toujours dans l'infini, ce Français, ce Poète...

    Navrant détail, qui n'a pas encore été dit. Un mois avant la fin, Delpit commençait un roman. Le titre en est délicieux, dans sa grâce d'idylle : Voici l’Amour ! Oh! la macabre ironie! Il évoquait l'Amour et c'est la Mort qui est venue...

    N'est-ce pas à sa tombe que conviendrait l'épitaphe inscrite sur le monument funéraire de Trivulce, le rude batailleur : Ici repose celui qui jamais ne reposa !

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