Causerie. Lyon, le 28 décembre 1892.
Toutes les fois que notre Conseil municipal veut se mêler au détail des questions de théâtre, il fait des bêtises. Entre nous, la chose s'explique très bien en soi. Où nos édiles auraient-ils fait leur éducation artistique ? L'un tient un « zinc », l'autre est médecin, celui-ci est dans les laines, cet autre dans les liquides et le reste à l'avenant. Professions fort honorables, sans doute, lucratives assurément, mais qui n'ont qu'un rapport très lointain avec les choses théâtrales...
Quoi qu'il en soit, peut-être par ce travers de la nature humaine qui nous porte à vouloir nous occuper avec prédilection des matières qui, nous échappent le plus, le Conseil municipal de Lyon est fort jaloux de son autorité en ce qui touche nos théâtres. Si cela se bornait à un contrôle judicieux, à la surveillance intelligente, au bon emploi de la subvention, ce serait un souci des plus légitimes. Mais, le diable est que son ingérence parait souvent maladroite, quelquefois ridicule et toujours d'une parfaite incompétence...
Vous en faut-il des preuves significatives? Il n'y a qu'à se baisser pour en prendre : Quand débuta Mlle Monge, c'était, je crois, il y a deux ans, elle succédait à Mlle Sampiétro. Cette dernière avait des admirateurs. Quelle est la jolie ballerine qui n'en a pas ? ils firent à la nouvelle venue un assez mauvais accueil, encore que son talent soit autrement précis, élégant, spirituel et vif que celui de l'aimable personne dont elle recueillait la succession. Le bruit de cette opposition se répandit à l'Hôtel de Ville, les amis de Mlle Sampiétro ayant eux-mêmes des amis dans la place. Le conseil des adjoints s'émut de cette situation, et l'on vit ce cénacle d'hommes graves discuter sur le point de savoir si les « pirouettes à la grand-cousin » et les« fouettés-derrière » de Mlle Monge valaient ceux de Mlle Sampiétro ! Pourtant il y avait quelque chose de si hautement comique dans cette délibération d'administrateurs d'une grande ville, discutant sur les « tutus » de danseuses, que le conseil passa outre, s'en remettant à la décision de la majorité du public non intéressé, qui, lui, trouvait avec raison que Mlle Monge n'était pas « indigne de notre première scène », comme disent nos influents critiques d'art...
L'an passé ce fut encore une autre histoire. M. Poncet avait engagé Mondaud, l'admirable et vibrant artiste que nous sommes si heureux d'applaudir celte année. Mais Noté, qui tenait à rester à Lyon, en appela lui aussi au conseil des adjoints. L'un d'eux, qu'il est facile de désigner en disant que son nom fait penser au phylloxéra, plaida si chaudement la cause du baryton récalcitrant, qu'il obtint d'être délégué aux frais de la princesse, c'est-à-dire des contribuables, pour aller à Rouen entendre Mondaud, avec mission d'apprécier son talent et de renseigner l'administration. Notre édile fit ce voyage d'agrément, revint après avoir vu Mondaud jouer le rôle d'Hamlet dans lequel il est tout simplement superbe, et déclara qu'à côté de Noté ce n'était qu'un médiocre chanteur de petite province.
Sur ce la municipalité s'empressa de s'opposer formellement à lengagement de Mondaud, en affirmant avec une belle assurance qu'il était incapable de tenir l'emploi de premier baryton au Grand-Théâtre. Il a fallu la croix et la bannière pour que. cette année elle n'en fit pas autant.
Cette gaffe-là était déjà d'une jolie grandeur. On vient pourtant d'en commettre une autre de plus belle taille, il y a quelques jours, en arrêtant en pleine vogue les représentations des 28 jours de Clairette. Et le plus extraordinaire c'est que les orateurs qui ont sollicité et obtenu cette mesure sans précédents ont invoqué l'intérêt du public, lequel, selon eux, demande avec insistance qu'on lui donne deux fois par semaine de la comédie.
Il faut croire que ces messieurs ne mettent jamais les pieds au théâtre. Sans quoi ils se seraient aperçus que la comédie, même jouée à la perfection comme l'ont été les Fourchambault, ne fait pas le sou et que le public n'y vient pas. En revanche, il afflue aux 28 jours de Clairette. Il adore les pièces de cette sorte, il s'y fait du bon sang et il y vient on foule.
Et vous, les prétendus défenseurs du public, vous venez lui dire : Pardon ! tu ne t'amuses pas à la comédie, nous voulons t'en donner quand même ! Tu aimes l'opérette, mais il ne plaît pas au conseil que tu puisses y aller tous les jours. De par notre bon plaisir, nous entendons intervenir dans tes plaisirs. Sommes conseillers municipaux, scrongnieugnieu, nom d'un bistouri ! Pas le droit de rire au théâtre sans notre permission. Tu t'embêtes à la comédie ? T'en f...icherons quand mémo deux fois par semaine
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Remarquez qu'on n'a jamais eu pareille sévérité à l'égard d'aucune direction ; que l'on permettait à M. Dalbert, qui avait une troupe de quatre sous ce que l'on défend à M. Poncet qui en a une excellente et complète ou plutôt qui en a trois, une pour chaque genre ; que l'interdiction va jeter sur le pavé, en plein hiver, cinquante choristes, figurants ou musiciens ; et enfin que le public est gêné dans ses distractions. Tout cela est peu de chose pour nos édiles ! A cheval sur le cahier des charges comme Bridoisoin sur la « foorme », ils ont décidé malgré les observations fort justes de l'intelligent et sympathique M. Chevillard, que les Lyonnais n'auraient plus le droit d'aller voir tous les soirs le genre de spectacle qui leur plaît...
Je crois bien que cela ne s'est pas encore vu. Il faut venir à Lyon pour rencontrer une assemblée communale qui prend des mesures de rigueur parce que le directeur d'un théâtre municipal joue une pièce qui a trop de succès !
Et maintenant, mes chers lecteurs, je ne veux pas laisser l'an 1892 s'endormir dans l'éternel sommeil des choses morts, sans souhaiter que l'an 1893 réserve à la France des jours meilleurs. Elle est âpremont triste cette fin d'année, d'une tristesse écoeurante et morne. Lamentables étrennes que nous ont apportées là les exploiteurs de scandales! Lamentable manie que celle qui nous afflige, d'étaler et de grossir nos misères pour que l'étranger, qui ne parlait plus de la France qu'avec respect, en revienne à son méprisant dédain d'il y a quinze ans!
Heureusement le pays est demeuré laborieux et sain ; heureusement la vieille race française a conservé intacte sa traditionnelle probité, son ferme lion sens, son allègre courage. Les défaillances de quelques politiciens corrompus, pas plus que les tripotages de la bande de financiers et de rastaquouères cosmopolites qui écument Paris, ne sauraient ni atteindre notre vitalité, ni ternir l'honneur français. Aux honnêtes gens de se liguer contre cette tourbe, de la rejeter une bonne fois toute à légout d'une poigne indignée et vigoureuse - et la chère Patrie reprendra sa marche en avant vers l'aube des grandes réparations, vers l'idéal de fraternité et de justice auquel elle conduit l'Humanité.