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Causerie. Lyon, le 23 novembre 1892.

Nous restons toujours un peu frondeurs en ce beau pays de France, où la raillerie, la blague, comme on dit aujourd'hui, ne perd jamais ses droits. Peut-être même sommes-nous portés un peu plus que de raison à l'irrévérence vis-à-vis de ceux que Joseph Prudhomme et les circulaires administratives appellent « les autorités ».

Mais il faut avouer que les gens en place prêtent souvent à la critique. Le suffrage universel est assurément un souverain meilleur que ceux qui l'ont précédé, puisque c'est monsieur Tout-le-Monde, et que si tout le monde se trompe, chacun doit s'en prendre à soi. N'empêche que la volonté populaire ne fasse quelquefois des choix étranges et comiques, dont le vaudeville ou même l'opérette pourrait se réclamer.

C'est surtout dans le personnel des maires que la chronique plaisante trouve à glaner. Le souvenir de notre grandiose compatriote, M. Chion-Ducollet, satrape de Lamure, est encore présent dans toutes les mémoires ébahies. Plus récemment d'autres épisodes tiutamarresques se sont produits, tout à fait dignes de figurer dans l'histoire anecdotique de nos municipalités.

Elle est d'hier l'aventure du sieur Sapor, maire d'Aumale, que la justice vient de condamner rudement et qui faisait de son écharpe un abus si singulier. Il faut dire que cet emblème municipal lui avait été donné par les pensionnaires d'une de ces demeures hospitalières et closes dont Guy de Maupassant a tracé dans la Maison Tellier une esquisse si réussie. Avec un tel patronage, le premier magistrat d'Aumale aurait dû avoir la veine. Hélas, il n'en a rien été! Les trafics bizarres de cet Algérien de la décadence furent d'une telle malpropreté, que les tribunaux durent lui arracher l'insigne qu'il tenait de si belles mains. L'audience fit surgir tant d'immorales révélations que notre homme est passé en proverbe dans sa province. On dit maintenant dans toute l'Algérie: Rien n'est sacré pour un Sapor !

Dans la métropole, nous avons M. le Maire de Béziers. Les journaux méridionaux sont remplis de polémiques enflammées sur son administration que l'on accuse d'assez vilaines choses. Je ne sais ce qu'il y a de vrai dans cet amas d'hyperboles. Le Midi est si trompeur ! Toujours est-il que le chef de la municipalité bitterroise - c'est ainsi que l'on nomme les indigènes de Béziers, presque tous liquoristes,- est accueilli par de formidables chahuts toutes les fois qu'il préside les séances du Conseil. Il est bon de vous apprendre que M. le Maire est grosse caisse au théâtre. Le Maire d'une grande ville grosse caisse ! Mais c'est du pur Palais-Royal, allez-vous me dire. Je n'en disconviens pas. Pourtant cela est. Et puis il n’y a pas de sot métier! La semaine passée, il y eut un tel boucan à l'assemblée communale, que le Maire fut obligé de se réfugier au théâtre, suivi par les manifestants. Il lui vint alors une idée de génie : saisissant son instrument professionnel, il en fit sortir des boum, boum si énormes que la foule assourdie et domptée finit par le laisser en paix...

Voilà qui n'est déjà point banal. Mais la palme, dans ce tournoi municipal, appartient encore à l'administrateur de la commune de Billy-sur-Ourcq, dans le département de l'Oise. Nos bons Villageois, de Sardou, ne sont que de la gnognotte à côté de ce maire admirable. Billy-sur-Ourcq - deux cent quarante habitants! - est aujourd'hui en proie aux plus cruelles divisions. Le motif de ces querelles intestines gît dans la façon judaïque dont le maire exécute un arrêté préfectoral, défendant de flamber les cochons en plein air et à moins de deux cents mètres des meules et des habitations. L'élu de Billy fait une distinction arbitraire entre les cochons qu'il administre. Il les divise en deux catégories: ceux de ses amis et ceux de ses adversaires politiques. Pour les premiers, ils peuvent roussir leurs cochons suivant leur bon plaisir; quant aux seconds, on leur applique l'arrêté du Préfet avec la plus implacable rigueur.

Mon Dieu! où la politique va-t-elle se nicher? Jusque sous la couenne de l'animal immonde, mais exquis, que ce pauvre Monselet, en son lyrisme de gourmet, appelait : « cher ange » !

Grâce à M. le Maire de Billy-sur-Ourcq, nous avons maintenant les cochons bien pensants et les gorets subversifs ! Il y a là un joli sujet de chanson pour les poètes montmartrois du Chat-Noir, ou plutôt pour ceux de la Truie qui file...

Nos théâtres lyonnais sont maintenant en pleine possession de la faveur du public. Il serait injuste de ne pas dire bien haut que M. Poncet a fait l'impossible pour la mériter. Au Grand-Théâtre, la troupe d'opéra peut soutenir avantageusement la comparaison avec celles des plus grandes scènes d'Europe. Mmes Fierens, Lureau, Verheyden et de Vita ; MM. Mondaud - ah ! le bel artiste et vibrant que celui-là ! - Dupeyron, Escalaïs, Vinche et Dupuy, forment un ensemble incomparable. Allez entendre l'Africaine et vous me direz si ça n'est pas là du très beau et du très grand théâtre lyrique.

Aux Célestins, on nous a donné le Prince d’Aurec, l'étincelante comédie de moeurs de Lavedan, avec une interprétation parfaite pour un théâtre de province. On joue maintenant Casse-Museau, un bon gros drame moderne, bourré de tableaux et de situations qui empoignent le public. Je vous recommande surtout les quatre chevaliers à la haute casquette, répondant aux noms mélodieux de Toto-la-Brioche, le Loup, l'Omoplate et la Grenouille. Pour les louer congruement il faut emprunter leur langage : Chouette ! y sont rien rupins !

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