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    Causerie

    Vous n'auriez pas, par hasard, trouvé deux milliards de francs ? — Ni moi non plus d'ailleurs, pas même le moindre petit milliard, un milliard de rien du tout, qui ne ferait faute à personne ; beaucoup moins encore, si vous voulez. Non, non, plusieurs milliards de fois non ; j e n'ai rien trouvé de pareil, absolument rien, ni quoi que ce soit d'approchant, d'aussi loin qu'on voudra. Vous n'y croyez pas, et sûrement vous vous dîtes que cela n'est point, et que si c'était vrai ça se saurait.

    Eh bien, ça se sait ; on sait du moins que ces deux fameux milliards ont disparu ; mais, pour si étrange que cela puisse paraître, on ne sait pas du tout ce qu'ils sont devenus. Ça représente pourtant un certain poids, cette somme-là, même en or, et justement il paraît qu'elle était uniquement composée de ce précieux métal ; nous en avons su quelque chose en France, pour nos malheurs, il y a bientôt trente ans.

    Il reste acquis pourtant que les deux milliards y étaient, et qu'ils n'y sont plus. Mais où cela, demanderez-vous ? Dans quels coffres-forts étaient-ils déposés? Dans les coffres de la Trésorerie, aux Etats-Unis, tout simplement. Vous avez au surplus bien compris qu'il s'agissait de l'Amérique, car ce n'est que là que de telles choses arrivent, et pas souvent encore ; mais enfin ce n'est que là qu'elles peuvent arriver.

    Rien n'est plus vrai que cette disparition des deux milliards, des quatre cent millions de dollars si vous aimez mieux. On les avait, les livres en font foi, et voilà qu'on n’en trouve plus trace. Cependant ils doivent bien être quelque part, ou ailleurs, mais ailleurs est tellement vague qu'on n'y peut mettre la main dessus. Depuis plusieurs semaines on les cherche « avec la plus grande énergie », disent les dépêches, et on n'a encore abouti à aucun résultat.

    Bonne récompense est promise à qui en donnera des nouvelles ; cherchez un peu si le cœur vous en dit. Peut-être après tout s'agit-il simplement d'une erreur d'écritures ; mais même dans ce cas celui qui la trouverait n'aurait vraisemblablement pas à s'en repentir.

    Deux milliards ! Et dire qu'on prétend que Li-Hung-Tchang, le célèbre vice-roi duPetchili, en possède trois à lui tout seul. Nous le savions capable de se gonfler la panse au delà de toute mesure, à preuve ce que naguère il en advint, lors de son bruyant séjour à Lyon, mais la réalité dépasse, et de beaucoup, l'idée qu'on avait pu s'en faire. Quel appétit vous a ce gaillard-là pour engloutir des sommes pareilles !

    On dit que c'est par l'établissement de bureaux de prêts sur gages qu'il a commencé, qu'il a continué en utilisant pour son propre compte, dans la culture de ses immenses rizières, les soldats qu'il avait sous la main, et qu'en sa qualité de fournisseur de la guerre et de la marine il peut écouler aux conditions qu'il lui plaît les produit de ses récoltes.

    La vieille impératrice qui préside aux destinées de la Chine a-t-elle été informée de cette situation? En ce cas, il faut plaindre le messager qui a été chargé de lui en porter la nouvelle, car il aura eu pour le moins le nez et les oreilles coupés, sinon la tête tout entière, puisque c'est ainsi que les choses se passent là-bas.

    Il en est tellement ainsi qu'une Société chinoise installée aux Etats-Unis ayant voulu tout récemment lui adresser une dépêche insuffisamment respectueuse, aucun télégraphiste chinois n'a consenti à se charger de porter le message à destination par crainte de n'en revenir, s'il en revenait, qu'avec un physique notablement diminué ; c'est qu'ils n'entendent pas de cette oreille-là, les télégraphistes chinois !

    Il en est même résulté ceci, que la Société sino-américaine vient d'intenter une action en dommages-intérêts à la Compagnie des câbles du Pacifique à laquelle le télégramme a été confié, pour non exécution de son cahier des charges. Il y a tout lieu de supposer que les tribunaux n'y feront rien et qu'aucun des facteurs chinois ne voudra se charger de la dangereuse commission ; on comprend sans peine qu'ils se fassent tirer l'oreille ; c'est toujours moins désagréable que de se la faire couper. Reconnaissons aussi qu'ils ont du nez, et qu'ils y tiennent.

    Singulière façon de comprendre le pourboire, tout de même, que de faire diminuer l'individu au lieu d'augmenter son salaire, comme nous le faisons si volontiers en France ! Et faut-il que la terrible douairière ait du temps et des sujets à perdre pour s'amuser de la sorte !

    Que n'imite-t-elle son impérial cousin Guillaume II ? Celui-ci n est jamais à court quand il s'agit d'occuper ses loisirs. On nous a appris ces jours-ci que, pour se conformer à une vieille tradition de sa famille, il avait dans son jeune temps appris la typographie ; il chante, il dessine, et il a dernièrement envoyé à une vente de charité, en Angleterre, trois tableaux de sa façon dont on dit, naturellement, le plus grand bien. Il compose aussi de la musique. On avait déjà de lui un Hymne à Aegir, et voici qu'on assure qu'il est en ce moment tout à la composition d'un opéra destiné à célébrer la gloire des Hohenzollern. Peut-être l'empereur allemand, avec sa musique, écorchera-t-il passablement les oreilles de ses sujets. Mais de là à les couper, il y a loin ; c'est ce que l'impératrice de Chine n'a sans doute pas compris.

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