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    Causerie

    Il n'est bruit que d'enlèvements. Après la mystérieuse aventure dont Gyp, croqueuse de carottes, a été l'héroïne, et qui depuis une quinzaine a défrayé toute la presse, les journaux parisiens nous ont conté ces jours-ci la lamentable histoire de ce marquis richissime que se disputent les médecins, les uns le tenant pour un fou qu'il est indispensable d'enfermer, alors que les autres estiment qu'il est loin d'être aliéné, mais qu'il perdra infailliblement la raison si ses cousins et ses neveux réussissent à le faire interner dans une maison de santé.

    Lyon a eu aussi sa petite tentative d'enlèvement; mais ici ce n'est pas à un vivant qu'on s'en est pris ; il s'agit, vous l'avez appris, d'un mort, d'une moitié de mort pour mieux dire, et qui même est en bronze, puisque la victime de cet enlèvement n'est autre que le buste du vénéré Raspail, érige il y a quelques années, dans le square du même nom, à la Guillotière. La tentative a heureusement échoué, et, soit dit sans irrévérence, le père du camphre, si audacieusement déboulonné, en a été quitte pour un léger aplatissement de son appendice nasal.

    On prétend que les nocturnes auteurs de cet acte de vandalisme ont eu l'extrême audace de rédiger une note qu'on aurait retrouvée sur les lieux, dans laquelle ils menaçaient de faire prochainement subir le même sort au « Cheval de bronze » de la place Bellecour. Cette menace n'est pas facilement réalisable, le poids du chef-d’œuvre de Lemot étant pour le moins aussi lourd que celui de la plaisanterie de l'auteur de la note.

    Mais c'est égal, si j'étais à la place du Roi-Soleil — ce qui d'ailleurs m'ennuierait joliment, à la longue — j'aurais de la méfiance et me le tiendrais pour dit ; car avec des gaillards pareils à ceux qui ont opéré de l'autre côté du Rhône on n'est jamais sûr de se retrouver chez soi le lendemain matin, et l'on a beau avoir un cœur de bronze, cela doit toujours être fort désagréable de se voir déménagé de la sorte, comme un simple sujet de pendule.

    Enfin, le voilà prévenu ; il opposera la force d'inertie aux tentatives d'enlèvement qui pourraient être dirigées contre lui, et il ne « marchera » pas, quoiqu'il ait été, sur le tard de sa vie, un vieux marcheur de premier ordre ; les finances de la France en ont su quelque chose.

    Du puissant potentat au prince de Naples actuel, la distance est assez grande, quoique, après tout,

    Soldat debout vaut mieux que monarque enterré,

    sans compter que l'héritier du roi Humbert n'est pas un soldat proprement dit, puisqu'il est né, ou à peu près, avec le grade de général, en attendant mieux ; mais sa qualité de futur souverain nous servira de transition pour conter la mésaventure qui vient de lui advenir tout récemment.

    Invité aux fêtes données ces jours derniers à Berlin à l'occasion de la majorité du prince impérial d'Allemagne, il avait emporté dans ses bagages tout un lot de présents que sa royale famille envoyait à l'empereur Guillaume, à l'impératrice et à tous les enfants du monarque prussien. Les cadeaux étaient de prix, les rois ayant, comme la boulangère, bien des écus qui ne leur coûtent guère, et ils avaient en outre été choisis avec beaucoup de soin par le roi Humbert et la reine Marguerite.

    Mais voilà qu'en cours de route, à Bâle, on cherche vainement les bagages princiers ; les malles avaient disparu comme par enchantement, contenant et contenu. Le fourgon qui les renfermait avait été mis au pillage. Où, et comment ce vol hardi avait-il été opéré ? Mystère ! Toujours est-il que le prince de Naples est arrivé à Berlin sans le moindre cadeau, et, qui plus est, sans les brillants uniformes de gala qu'il devait revêtir dans les cérémonies de la Cour. Il ne lui restait même plus qu'une seule chemise : celle qu'il avait sur le dos. On peut juger de sa déconvenue.

    Les chemises volées ont pu être aussitôt remplacées, et les cadeaux le seront bientôt sans doute ; mais comment suppléer à la disparition des beaux uniformes? La mésaventure du prince a dû lui être d'autant plus sensible que l'empereur Guillaume en change à tout instant. Il en a de tous les régiments de son armée et de la plupart des armées européennes, ce qui lui a permis, dans une seule journée, de recevoir, habillé en colonel autrichien, l'empereur François-Joseph ; en amiral anglais, le prince de Galles, et en général russe, le grand-duc Constantin, sans parler des nombreux uniformes allemands qu'il a successivement revêtus ce jour-là à peu près d'heure en heure. Ce qui, entre nous, doit être passablement ennuyeux, puisque, ainsi que l'a écrit un facétieux parodiste :

    L'ennui naquit un jour de l'uniforme ôté.

    N'empêche que le prince de Naples ne se consolera pas de sitôt d'avoir si complètement raté son entrée.

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