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    Causerie

    La démolition du palais de l'Industrie, dont les derniers vestiges sont en train de tomber sous la pioche des démolisseurs, vient de rallumer dans la presse parisienne la querelle entre les contempteurs des vieilleries et les archéologues. En l'espèce ces derniers nous paraissent pousser un peu trop loin l'expression de leurs regrets ; les souvenirs, évoqués à l'envi, des fêtes de tout genre dont ce vaste bâtiment fut témoin ne sauraient nous faire partager leur attendrissement ; mais si les larmes de ces nouveaux Marius pleurant sur d'aussi médiocres ruines nous laissent absolument froids, nous n'hésitons pas à reconnaître que leur vigilance s'exerce souvent sur de très intéressants sujets et que c'est à elle que nous devons la conservation de monuments dignes d'échapper à la destruction.

    Notre époque a d'ailleurs le goût des choses anciennes. Encore que ce culte soit parfois excessif et qu'il tourne facilement à une sorte de superstition, il est bon de préserver des atteintes du vandalisme et des outrages du temps les monuments qui se rattachent à l'histoire nationale ou qui présentent un réel intérêt artistique.

    Ces derniers sont innombrables. Ceux qui suivent dans ce journal les notices si savamment documentées dont notre distingue collaborateur Félix Desvernay accompagne les artistiques dessins de Girrane savent mieux que personne quels trésors d’architecture recèlent les vieux quartiers de Lyon. Le sens du pittoresque était en quelque sorte inné au temps jadis, des milliers de constructions en font foi, mais on ne le retrouve plus guère dans nos bâtisses nouvelles ; les exigences du confort moderne lui ont porté un coup dont il aura bien de la peine à se relever.

    L'édilité parisienne s'en est avisée ces temps derniers, et pour réagir elle a institué des concours de façade. Ces concours, sanctionnés par des récompenses accordées tant aux propriétaires qu'aux architectes, n'ont pas été sans donner des résultats appréciables ; mais il est à craindre que l'attribution de primes et de médailles ne soit impuissante à généraliser ce retour aux bonnes traditions.

    L'esprit moderne n'est plus au pittoresque, et c'est la vulgarité qui l'emporte. Et qu'on ne nous accuse pas d'exagérer ; les preuves en sont là, qui crèvent les yeux. Prenons le costume masculin. Que voulez-vous attendre d'une génération dont l'idéal consiste à s'affubler d'habits noirs en forme d'élytres, qui font ressembler la plus élégante assemblée à une collection de coléoptères, et à se coiffer d'énormes cylindres auxquels a été si justement appliquée la plaisante qualification de « tuyaux de poêle? »

    Le costume féminin a heureusement échappé à la contagion ; mais vous avouerez bien que la moins belle moitié du genre humain n'avait pas besoin de ce nouveau désavantage.

    Après ça, si c'est intentionnellement, pour nous faire plus laids que nature et pour mieux accentuer la différence, il n'y a rien à dire, sinon que nous y avons parfaitement réussi ; les dames n'en paraissent que plus belles à nos côtés, et c'est à tout prendre une compensation. Elle a bien son prix, je le reconnais ; mais, entre nous, on aurait dû trouver autre chose.

    Seulement, qu'y faire? On l'a tenté à plusieurs reprises; des hommes d'imagination ont essayé de réformer cette déplaisante mode ; vains efforts, ils se sont heurtés à une résistance passive contre laquelle rien n'a pu prévaloir et qui a déjoué tous leurs plans. Le sexe laid a tenu bon ; il n'est pas près de céder.

    Le comble, c'est que cette atrophie du sens du pittoresque se généralise. A peine venues à la civilisation occidentale les nations de l'Orient s'empressent de se conformer à nos modes, si déplaisantes soient-elles, et la couleur locale disparaît rapidement devant les importations européennes.

    M. Pierre Loti, qui a voulu aller la rechercher dans l'Inde, écrit de là-bas qu'il en est pour ses frais. Il a visité tout récemment le nouveau palais qu'un puissant rajah vient de faire édifier. Croyez-vous qu'il y a trouvé les rares merveilles auxquelles il s'attendait ? Point ; ce palais est de style Louis XIV ; les terrasses, les fontaines, les pelouses et les bosquets ont été dessinés dans le goût de Versailles ; c'est bien, assurément, mais ce n’est point cela qu'il pensait avoir à décrire.

    On l'a conduit dans un musée d'art, où il a examiné les dentelles fabriquées dans le pays. Que sont ces dentelles? Du point d’Alençon. Il a voulu entendre une musique indienne ; une fanfare, installée dans un kiosque pareil aux nôtres, lui a joué une fantaisie sur le Pré aux Clercs et des valses de Métra. Il a alors voulu, pour se rattraper, chasser le tigre dans la jungle ; inutile, lui a-t-on répondu, il n'en reste plus ; en fait de fauves, on n'a pu lui exhiber que des descentes de lit.

    Le voilà, passez-moi le mot, le voilà bien loti !

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