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    Causerie

    Voilà que la fâcheuse grippe recommence à faire des siennes. Ça n'est pas gai. Avec les autres maladies épidémiques qui affligent de temps en temps, de-ci de-là, notre pauvre humanité, on arrive encore à s'entendre, mais avec elle, rien de tel. Grâce aux ressources de la science et à l'emploi de mesures énergiques on est parvenu à dompter les plus redoutables fléaux ; la peste, qui menaçait il y a quelques mois d'envahir l'Europe, a pu être localisée en Portugal, et nos médecins français envoyés à Lisbonne pour la combattre lui ont victorieusement arraché de nombreuses proies ; à Lyon une autre épidémie qui commençait à se répandre a pu heureusement être enrayée par la revaccination en masse ; mais avec la grippe nous n'en sommes pas encore là. On l’a étudiée avec le plus grand soin, on continue à l'observer, mais on est impuissant à empêcher sa propagation, et si l'on en guérit, c'est qu'elle veut bien être bénigne.

    En dehors des événements du sud de l'Afrique, cette maudite grippe est en ce moment une des principales préoccupations de la presse anglaise. Elle règne à Londres, à Liverpool, à Plymouth, sur tous les points en un mot de la Grande-Bretagne, et elle y fait de sérieux ravages. Mais ce ne sont pas seulement ces brumeuses régions qui en souffrent: les pays du soleil n'en pâtissent pas moins.

    Si en France son développement n'est jusqu’à présent pas excessif, il n'en est pas de même en Italie et en Espagne. A Barcelone, notamment, on évalue à cent mille au moins le nombre des personnes qui en sont atteintes, et les ordinaires conditions de la vie publique y sont complètement bouleversées. Depuis plusieurs semaines le conseil municipal n'y peut plus tenir ses séances par suite de l'insuffisance du quorum, les cours de l'Université sont en partie suspendus, et les représentations théâtrales se trouvent dans le même cas, la plupart des artistes étant obligés de garder la chambre. D'ailleurs, par précaution on y sort très peu le soir, et dès la tombée de la nuit les rues d'ordinaire extraordinairement animées sont à peu près désertes.

    Nous parlions de Londres tout à l'heure, et à ce propos qu'on nous permette de donner ici — pour une fois, savez-vous? comme on dit en Belgique — un petit détail macabre, que relève après tout un côté assez plaisant, tel le chapeau dont Calino voulait faire emplette et qu'il définissait par ces mots : un chapeau sérieux avec un peu de gaieté dans les bords.

    A Londres donc, l'usage veut que les chevaux attelés aux corbillards soient rigoureusement noirs de la tête aux pieds, sans la moindre tache disparate. Mais il est arrivé que, par suite de l'augmentation de la mortalité, les chevaux noirs sont devenus insuffisants pour assurer le service, et on se les dispute à l'envi.

    Refuser les commandes n'était pas chose agréable pour les entrepreneurs de pompes funèbres ; mais, d'un autre côté, comment éviter les légitimes récriminations du public? En Anglais pratiques, les entrepreneurs ont tourné la difficulté, il se sont rabattus sur la teinture, et ne pouvant fournir les chevaux noirs exigés, ils leur ont tout simplement noirci le poil.

    Du coup la clientèle a été satisfaite et les plaintes ont cessé. En même temps les fabricants d'eaux régénératrices de la chevelure se frottent les mains, car c'est à eux qu'on s'est adressé pour obtenir la couleur demandée et cela a parfaitement réussi. Plus de cheveux blancs ! disaient jusqu'ici les prospectus ; ils pourront maintenant ajouter : plus de chevaux blancs !

    Ah ! les bonnes bêtes que ces chevaux, si méprisés pourtant depuis que la bicyclette a pénétré dans les masses, depuis surtout que la trop rapide automobile, le cheval-vapeur, sillonne triomphalement les routes. On les noircit quand la nature les a faits blancs, bais ou alezans ; on les met à toutes sauces, à beaucoup trop de sauces, est-il permis de dire, depuis que par une supercherie autrement coupable que celle que nous venons de signaler, on leur fait prendre subrepticement, sur les tables de certains restaurants, la place autrefois réservée au bœuf.

    Et voilà que maintenant, quand ils ne nous tombent pas sous la dent, on les emploie à la fabrication des sérums les plus variés, depuis le sérum antirabique jusqu'au sérum contre l'ivrognerie, tout récemment trouvé et pour la production duquel les pauvres bêtes, habituées à la bonne eau claire, sont, paraît-il, gorgées d'eau-de-vie. Ajoutons qu'on dit merveille du nouveau traitement, un vrai remède de cheval, celui-là, dont le procédé d'application est semblable à celui de la vaccination, et qui guérirait non seulement les personnes chez lesquelles la funeste passion est déclarée, mais agirait aussi préventivement sur les autres, de telle sorte qu'un enfant inoculé serait garanti contre l'ivrognerie pour le restant de ses jours.

    Aimons-les donc toujours, les bonnes bêtes qui rendent à l'homme de si précieux services, aimons-les plus que jamais, sauf bien entendu quand elles viennent à nous sous la forme insidieuse de l'entrecôte.

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