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    Causerie

    En cette fin de siècle, car il est bien entendu, et c'est même une vérité de M. de la Palisse — en dépit de certaines gens parmi lesquels on a pu s'étonner de voir figurer l'empereur Guillaume, pour qui le 1er janvier 1900 a marqué le début du vingtième siècle — puisqu'un siècle se compose de cent années et non de quatre-vingt-dix-neuf, tout comme il faut cent pièces de vingt sous pour faire cent francs, en cette fin de siècle, disions-nous, les questions d'hygiène jouent un rôle d'une importance véritablement considérable.

    Le siècle de Napoléon et de Victor Hugoaura été aussi le siècle des hygiénistes ; comme le grand maître dans l'art de la guerre et l'illustre poète, ils font loi à leur tour, ils triomphent et tout s'efface devant eux. Les microbes les plus subtils sont l'objet de leurs incessantes poursuites, et bien malins seront ceux qui pourront échapper à leur vigilance.

    Le conseil municipal de Paris vient de s'acquérir des droits sérieux à la reconnaissance de ces hygiénistes en prenant en considération la proposition d'un membre de cette assemblée, tendant à inviter les Parisiens à ne plus expectorer sur les trottoirs. Cette proposition part d'un bon naturel, et elle est fort louable en soi, puisqu'elle n'a d'autre but que d'éviter la propagation des maladies contagieuses. Mais est-il bien certain que la population, dans l'intérêt de qui elle vient d'être prise, s'y conformera facilement?

    Rien n'est moins sûr. On n'a pas tenu grand compte, jusqu'ici, des avertissements du même ordre affichés dans les wagons de chemins de fer et les voitures de tramways, et il est fort à craindre qu'en pleine rue les prescriptions du nouveau règlement resteront à peu près lettre morte.

    Je sais bien, on installe des crachoirs de distance en distance ; mais ce n'est pas d'aujourd'hui qu'on a défini le crachoir : un récipient autour duquel on crache. Sans compter que le règlement n'interdisant pas de faire sur la chaussée ce qui sera défendu sur le trottoir, la mesure sera complètement illusoire ; les fâcheux microbes se développeront tout à leur aise au beau milieu de la rue, et les poussières qui en seront chargées se déposeront, comme par le passé, au moindre vent, sur les vêtements des personnes longeant les trottoirs.

    Ajoutons que la mesure qu'on vient de prendre à Paris n'est pas précisément une innovation. Aux Etats-Unis, du moins dans certains états de l'Union, une loi punit d'une amende quiconque lance dans la rue le moindre jet de salive, et l'on citait ces jours-ci le cas d'un honorable sénateur d'Helena (Montana), condamné à un dollar d'amende pour avoir contrevenu à cette loi.

    C'est qu'ils n'y vont pas de main morte, les hygiénistes américains. Il est assez d'usage, en France comme dans beaucoup d'autres pays civilisés, d'agiter des mouchoirs au passage d'un train ou au départ d'un navire, pour saluer de loin ceux qui s'en vont en voyage. En Amérique, ce n'est pas seulement dans des circonstances de ce genre que les mouchoirs sont déployés, on les agite en toute occasion ; dans les cérémonies publiques, dans les grandes réunions, le jeu des mouchoirs se mêle régulièrement aux acclamations des foules.

    Les hygiénistes n'ont pas manqué d'observer ce que cette habitude avait de dangereux. Un d'eux a fait la remarque que dans une récente manifestation plus de vingt mille personnes avaient agité des mouchoirs avec frénésie sur le passage du président Mac Kinley. Or, a-t-il déclaré, dans ces vingt mille personnes, il devait y en avoir, il paraît que c'est la moyenne, quatre mille au moins atteintes de maladies contagieuses, et qui ont par conséquent secoué dans la foule des mouchoirs où foisonnaient les microbes.

    A l'instigation de cet hygiéniste des mesures sévères sont à la veille d'être prises. Il n'est naturellement pas question de supprimer les mouchoirs, ce qui constituerait un fâcheux recul de civilisation en même temps qu'un grave préjudice aux marchands de ces articles, mais il va être expressément interdit de les employer à autre chose qu'à leur destination primordiale. Peut-être, après deux ou trois amendes, les interdira-t- on aux récidivistes, mais nous ne saurions l'affirmer, n'étant pas encore fixé sur les mesures de répression qui seront appliquées aux contrevenants endurcis.

    Autre loi américaine. Tout dernièrement des étudiants en goguette de Bridgeport, dans le Connecticut, s'étant permis d'embrasser des filles dans la rue, des citoyens scandalisés ont porté plainte au nom de la morale publique outragée, et les tribunaux se sont empressés de remettre en application une vieille loi anglaise remontant à Charles Ier et tombée depuis longtemps en désuétude.

    Cette loi sévère punit du fouet appliqué sur la partie la plus charnue de l'individu, préalablement mise a découvert (quarante coups pour l'homme et vingt seulement pour la femme, au cas bien entendu où cette dernière s'y est prêtée de bonne grâce) les personnes qu'on surprend à s'embrasser devant le monde. Il convient d'ajouter que la législation américaine, tenant compte de l'adoucissement des mœurs, a modifié la pénalité primitive, et qu'elle a remplacé le fouet par une forte amende. On ne badine, aux Etats-Unis, ni avec la loi ni avec l'amour.

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